La vie intérieure retrouvée

En ces temps de pandémie, je plains ceux qui se définissent uniquement par l’action ou par leur « utilité » dans le monde, ceux qui n’ont pas de vie intérieure.

Je ne suis pas de ceux qui confondent vie intérieure et vie spirituelle, même si l’une et l’autre peuvent se superposer chez les croyants. Par vie intérieure, j’entends cet univers intime, ce lieu bien à soi, nourri par les expériences que nous avons vécues, mais aussi par les temps libres de réflexions sur la vie, son sens, ses finalités. 

Une certaine anthropologie chrétienne opposait le corps et l’esprit. S’il fallait bien se nourrir, travailler, se reproduire, la vraie vie était ailleurs, logée dans les hauteurs de l’âme. Les dimensions temporelles et matérielles de l’existence étaient la plupart du temps méprisées. 

Écoutez l’entrevue d’Éric Bédard à On n’est pas du monde.

Ce dualisme est allé trop loin. Au début du 20e siècle, le théologien Louis-Adolphe Paquette nous invitait à tourner le dos aux affaires économiques, jugées trop viles. Cet idéalisme un peu exalté explique en partie l’infériorité économique des Canadiens français. 

Se souvenir de la vie intérieure

Au cours du 20e siècle, le Québec a pris le pli occidental de la modernité. Nous nous définissons maintenant surtout par le travail, par les projets concrets que nous menons à terme, par nos réussites professionnelles et matérielles. 

Nous sommes devenus les rouages d’un système qui carbure à la croissance. Les yeux fixés sur les cours de la bourse desquels dépendent nos fonds de retraire et autres REER, on nous répète qu’il faut bouger, avancer, prospérer.

L’ultime but de l’existence : réussir dans la vie plutôt que réussir notre vie…

La victoire de la modernité philosophique et matérielle est complète, totale. Et je ne suis pas de ceux qui voudraient revenir à l’époque où les plaisirs de la chair et de la vie pouvaient être dévalorisés ou coupables ; l’époque où, tel un troupeau, on se rendait à la messe du dimanche par conformisme.

Cela dit, un regard lucide sur notre passé religieux ne doit pas nous détourner de l’impérieuse nécessité d’avoir une vie intérieure riche. 

Ne pas mépriser la douceur des plaisirs qu’offrent le corps et la vie mondaine, bien sûr. Avoir de l’ambition, accomplir des choses, réussir, bien sûr. Mais, tous les sages nous le répètent depuis la nuit des temps, ne pas croire non plus que ces réussites nous permettront d’accéder à la sérénité et au bien-être. 

« Pratiquons la distanciation du monde »

En ces temps si particuliers, avoir un proche malade, perdre son emploi, être conscrit par les services essentiels créent de la nervosité et de l’anxiété chez plusieurs. Nous sommes cependant nombreux à attendre que ça passe, dans le confort tranquille de notre foyer.

Cet arrêt provoqué par la pandémie nous renvoie donc à nous-même, à ce monde intérieur. Profitons-en pour lire, marcher, méditer, écrire. Écoutons le bulletin quotidien du premier ministre, mais évitons de passer notre journée branchés sur les bulletins d’information. Pratiquons la « distanciation » du monde. 

Autrefois, on rappelait aux croyants qu’ils portaient en eux quelque chose de plus grand, de plus noble. Le jour du dimanche, sacré, obligeait les fidèles à s’arrêter, à se reposer. Prier, n’était-ce pas aussi méditer, se tourner vers soi ?

Le jour du dimanche, sacré, obligeait les fidèles à s’arrêter, à se reposer. Prier, n’était-ce pas aussi méditer, se tourner vers soi ?

Qu’on ait mis en cause ces rituels parfois surannés, qu’on ait contesté à l’Église ce pouvoir de faire main basse sur notre vie intérieure, cela peut se comprendre. Le problème, c’est que l’éclipse de ces rituels et de l’Église a laissé un immense vide. Il n’a jamais été comblé, sinon par la consommation et les divertissements. Tout un système conspire à occuper nos temps libres, nous distraire et nous éloigner de nous-mêmes. 

Ce temps d’arrêt forcé pourrait forcer une prise de conscience. Un retour vers soi.


Éric Bédard

Historien et professeur à l'Université TELUQ, Éric Bédard est aussi vice-président de la Fondation Lionel-Groulx, dédiée à la promotion de l’histoire du Québec. Il est notamment l’auteur de Survivance (Boréal, 2017) et de L’histoire du Québec pour les nuls (First, 2019).