Marta
Photo: Mick de Paola / Unsplash

L’Italie, Marta et sa grand-mère

Marta Gelpi, Italienne d’origine, habite en Suisse, à trois kilomètres de la frontière italienne. Elle a accepté de me partager les moments douloureux qu’elle et ses proches affrontent en ces temps où son pays a atteint le record mondial de morts des suites du coronavirus. La foi est pour elle, et sa grand-mère vivant à Milan, une lumière obscure qui, l’espère-t-elle, illuminera les vies consumées par le virus et la solitude de la dernière heure.

Pour Marta et le peuple italien, le drame secouant la Chine leur semblait bien lointain il y a quelques semaines. Pour le reste du monde, celui de l’Italie semblait l’être aussi. Or, le virus s’est répandu en utilisant les proches comme courroie de transmission. Sa contamination a été foudroyante dans une culture où les contacts familiaux et intergénérationnels sont centraux.

Comme toute bonne Italienne, Marta visitait régulièrement sa famille en Lombardie. Depuis la fermeture de la frontière, le 7 mars dernier, elle a dû rompre le contact avec ses parents, son frère, ses amis et sa grand-mère de 92 ans qui habite seule dans un appartement à Milan. 

« Ma grand-mère a renoncé à vivre chez ma mère. Elle est forte : elle a déjà traversé la guerre et elle garde une foi tranquille. Elle lit et fait la cuisine. Heureusement, il y a quelques mois, elle a appris à utiliser Whatsapp. »

La grand-mère de Marta

Par Whastapp, sa grand-mère raconte à sa petite-fille le récit des calamités qu’elle a traversées et les compare à ce qu’elle vit aujourd’hui. Marta me le traduit de l’italien :

« Tu sais Marta, je me sens forte peut-être parce que j’ai vécu mon adolescence durant la Seconde Guerre mondiale à Côme, tout près de Milan (ville qui chaque nuit était bombardée par des avions anglais). Toutes les nuits, nous dormions habillés avec des souliers au cas où nous aurions dû sortir au plus vite pour aller trouver refuge sur la montagne.

Nous voyions les avions arriver dans le ciel et lancer des bombes sur Milan. On entendait les bruits et les incendies la nuit. Beaucoup de jeunes hommes parmi mes voisins sont décédés au front, mais on apprenait les nouvelles beaucoup plus tard. Presque personne n’avait la radio, donc on n’avait pas vraiment de nouvelles de ce qui se passait.

C’est difficile de faire une comparaison entre les deux calamités : la guerre mondiale et la guerre actuelle contre le virus. L’une était provoquée par la soif de pouvoir des hommes. Le virus, au contraire, n’est pas humain, il est quelque chose de petit et d’invisible, mais aussi de méchant, car il attaque surtout les plus faibles.

Être serein

Pendant la guerre, nous manquions de beaucoup de choses, tout était introuvable. Nous mangions souvent du riz et des patates. Il y avait l’incertitude de l’avenir, on ne savait pas quand la guerre allait s’arrêter. Moi j’étais jeune, je ne croyais pas que j’allais mourir. 

C’est difficile de faire une comparaison entre les deux calamités. Le virus n’est pas humain, il est quelque chose de petit et d’invisible, mais aussi de méchant, car il attaque surtout les plus faibles.

Durant le jour, nous étions capables d’aller à l’école et de sortir pour jouer, car les bombardements se faisaient la nuit. Nous avions appris à tricoter des bas et des vêtements en laine pour les soldats au front.

Par contre maintenant, j’ai peur, car je sais que je pourrais mourir ; mais je suis sereine, car ma vie, je l’ai bien vécue. Je prends des précautions, je ne sors pas, je me garde occupée dans la maison, je ne manque de rien. Je prie pour tous les gens qui en ce moment sont en train de mourir seuls, loin de leur famille. »

Quand sonne le glas

Marta, comme sa grand-mère, est atterrée d’imaginer les mourants sans personne à leur chevet pour leur tenir la main. « Les gens décèdent seuls parce qu’ils sont contagieux. Tu salues ton mari quand il entre à l’hôpital et si les choses ne vont pas bien, tu ne le vois plus. Les médecins et les infirmières sont trop débordés pour donner la possibilité aux mourants de communiquer avec leurs familles. 

« Tu n’as pas la possibilité de célébrer les funérailles non plus. L’armée transporte les corps dans les autres villes. Tu ne sais même pas où est ton papa ou ta maman ; tu ne sais pas à quel moment tu auras les cendres. C’est terrible comme séparation. »

De plus, comme beaucoup d’Italiens, elle vit dans l’inquiétude perpétuelle d’apprendre de mauvaises nouvelles. Si les contacts avec ses amis sont fréquents et nécessaires, elle craint le texto annonçant une hospitalisation ou une absence de réponse pavant la voie aux pires scénarios. 

« Je viens juste d’écrire à une amie de jeunesse et j’ai appris que son mari sort des soins intensifs. Il dit qu’il y a vécu l’enfer. »

Certains de ses frères de la communauté de l’Emmanuel, dont elle fait partie, vivent à Bergame, épicentre de l’hécatombe. L’un d’eux, père de cinq enfants, lui a avoué dernièrement : « Je commence à penser que la prière des gens nous protège réellement. Dans les familles avoisinantes, il y a au moins un décès par famille. »

Dans cette ville de 122 000 habitants, les cris des enfants en train de jouer laissent place aux sirènes d’ambulances et aux cloches de l’église qu’on entend à longueur de journée. « En Italie, quand quelqu’un vient de décéder, la paroisse fait sonner les cloches, » me dit Marta.

L’heure de la miséricorde

« Chacun trouve une manière pour se faire proche de l’autre. Il faut utiliser le téléphone. On s’envoie des paroles de la Bible, on cherche à s’encourager, on trouve des choses pour faire sourire, on partage des idées de bricolage et de choses qu’on a faites. 

« Je trouve important le soir d’appeler les personnes plus âgées de ma famille. La journée est très longue pour tout le monde. Et surtout, on partage des moyens de se faire proche du Seigneur. Quelqu’un nous a confié, par exemple, qu’il se réveillait la nuit pour prier. » 

À 15 h, tous les après-midis, Marta et un groupe d’amis prient pour les personnes en train de mourir dans la plus triste des solitudes. «Tu pries pour eux, mais tu as la sensation que ce n’est pas assez. On vit beaucoup d’impuissance. »

Dans ces circonstances, Marta tient-elle bon dans la foi ? 

« Sisi, » me répond-elle de son charmant accent, avec une douceur tranquille, même si elle s’inquiète tous les jours pour sa propre vie et celle de ses proches.

Commencer sa journée avec la messa del Papa est un impératif, tout comme prier à différents moments du quotidien, qu’elle partage avec le petit Carlo et son mari Sebastiano. « Depuis le confinement, il y a un appel à rechercher Dieu en premier, car tu dois couper le contact avec beaucoup de personnes. »

Il se fait maintenant tard en Suisse. Notre conversation prendra fin sur ces dernières paroles qui montent comme un cri du cœur :

« SVP, priez pour l’Italie, le monde, les médecins et les malades. »

Depuis que j’ai parlé à Marta, le drame qui se joue en Italie a maintenant un visage familier. Mon destin devient lié au sien.

Moi non plus, je ne sais pas si, demain, les personnes dont elle m’a parlé seront encore là. Ni si pour elle aussi ça ira, d’ailleurs. Ce qu’elle vit n’est finalement pas si lointain. On pourrait le vivre ici. Ça pourrait être toi, moi, lui, elle.

La réponse la plus juste que je puisse donner est de prier. Oui, ils-on-en a bien tous besoin.


Sarah-Christine Bourihane

Sarah-Christine Bourihane figure parmi les plus anciennes collaboratrices du Verbe médias ! Elle est formée en théologie, en philosophie et en journalisme. En 2024, elle remporte le prix international Père-Jacques-Hamel pour son travail en faveur de la paix et du dialogue.