Les bouleversements entrainés par la pandémie ont redonné une plus grande visibilité aux théories du complot. En bien ou en mal, les commentaires à leur sujet se multiplient dans les médias et sur les réseaux sociaux. Cependant, on parle souvent de ces théories de façon confuse, ce qui brouille l’opinion qu’on peut se forger à leur sujet.
Commençons donc par distinguer ce qu’est une théorie du complot pour ensuite envisager les problèmes qui y sont liés.
Qu’est-ce qu’une théorie du complot ?
Autant parmi les gens qui les soutiennent que parmi ceux qui les dénoncent, les théories du complot sont parfois amalgamées à toute remise en question des discours officiels. Ainsi, tout doute exprimé à l’encontre du récit soutenu par les grands médias et par les politiciens conventionnels serait une théorie du complot.
En ces termes, il faudrait accorder une confiance aveugle aux autorités ou sombrer dans un délire conspirationniste. Il n’y aurait pas d’entredeux. On pourrait être des moutons ou des fous. De toute évidence, cette catégorisation manque de nuance.
Une théorie du complot est une catégorie bien particulière de récit alternatif.
Bien sûr, l’esprit critique est souhaitable et on ne doit pas accorder une confiance aveugle aux autorités. Les doutes au sujet des discours officiels ne sont pas seulement légitimes, ils sont souhaitables !
Cependant, les théories du complot dépassent largement le cadre de l’esprit critique. En effet, ces théories ne doutent pas : elles croient. Adhérer à une théorie du complot, ce n’est pas seulement douter du récit officiel : c’est croire un récit alternatif.
Et encore, ce ne sont pas tous les récits alternatifs qui sont des théories du complot. Par le passé, plusieurs récits alternatifs se sont avérés être vrais et ils furent finalement intégrés au récit officiel.
Une théorie du complot est une catégorie bien particulière de récit alternatif. Dans sa forme la plus commune, une théorie du complot suppose que les grands évènements du monde sont orchestrés par un groupe puissant et secret.
Ce complot inclut un petit nombre de personnes malveillantes qui, sur une longue période de temps, auraient collaboré en planifiant les crises de notre époque afin d’établir une tyrannie planétaire inédite dans l’histoire humaine, souvent nommée « nouvel ordre mondial ».
Ça, c’est une théorie du complot.
Voyons maintenant pourquoi les théories de ce type ne sont pas crédibles.
La complexité de l’histoire
Quand on étudie l’histoire, l’un des constats les plus frappants est sa complexité. Les acteurs sont nombreux, ils appartiennent à des factions variées et leurs motivations sont compliquées. Les évènements s’emboitent à travers des causalités interreliées et difficiles à circonscrire. Les théories et les explications évoluent à mesure que les facteurs dont nous tenons compte se multiplient.
Par contraste, une théorie du complot explique les grands évènements du monde à partir d’une cause unique et simple. Nul besoin d’une vaste culture générale pour comprendre une théorie du complot ; il suffit de connaitre un créneau restreint d’allégations politiques. À première vue, il y a donc une discordance majeure entre nos connaissances historiques et une théorie du complot.
Il est incontestable qu’on trouve de nombreux complots dans l’histoire humaine. Cependant, les complots ne sont qu’un élément explicatif parmi plusieurs autres. Les grands évènements historiques ne sont pas réductibles à un complot.
De plus, l’ampleur et la durée des complots furent limitées. Une collaboration secrète à long terme est un exploit difficile à réaliser. C’est pourquoi on trouve de nombreux groupes fomentant un complot qui se sont disloqués avant que leurs plans ne se déploient.
Ne serait-ce qu’en termes de faisabilité, le complot mondial allégué par les théories du complot est invraisemblable au plus haut point.
Discuter des preuves
Invraisemblable n’est pas impossible. Même si une théorie ne correspond pas à nos connaissances historiques et qu’elle soutient l’existence d’un complot incomparable à tous les complots avérés, il est possible qu’elle soit vraie. Si des preuves nombreuses et fiables appuient cette théorie, il est raisonnable d’y adhérer.
Il faut dire qu’il est difficile de discuter de la fiabilité de chaque source d’information. Entre progressistes et conservateurs, on trouve de grands désaccords à ce sujet. Plusieurs des critères qui permettent d’évaluer la fiabilité d’une source sont subtils.
Les théories du complot ne concernent pas un désaccord dans nos réflexions ou dans nos valeurs : elles constituent un univers mental séparé.
Cette discussion déjà difficile devient impossible face aux conspirationnistes puisque leurs critères pour évaluer la fiabilité d’une source sont insaisissables.
On leur expose une démonstration attestée par des milliers de chercheurs universitaires, et ils la rejettent du revers de la main comme si tous ces gens étaient impliqués dans le complot mondial ou soumis à celui-ci. Mais si des inconnus sur YouTube leur rapportent l’existence d’une cabale secrète aux commandes des puissances du monde entier, le tout appuyé par quelques montages et quelques citations, ils sont convaincus.
Une rupture dans la possibilité de dialogue
Cette discussion impossible est d’autant plus frustrante qu’en temps normal, une personne qui découvre qu’une source qu’elle croyait fiable ne l’est pas sera ébranlée par cette découverte ; elle remettra en question sa démarche de recherche. Ce n’est jamais le cas d’un conspirationniste. Si on investit le temps et l’énergie requis pour lui démontrer que l’une de ses sources n’est pas fiable, il demeure impassible et il passe à la suivante comme si ce n’était pas un problème.
C’est pourquoi bien peu de gens s’adonnent à cette discussion et que les conspirationnistes peinent à trouver des interlocuteurs motivés. Les théories du complot ne concernent pas un désaccord dans nos réflexions ou dans nos valeurs : elles constituent un univers mental séparé.
Dans leur forme la plus sophistiquée, les théories du complot ne sont pas illogiques ni incohérentes. Les conspirationnistes ne sont pas stupides. Ils sont plutôt enfermés dans une vision du monde indument étanche. Ils interprètent les faits en tenant compte de facteurs trop peu nombreux.
J’ai publié un autre texte pour critiquer une forme de scepticisme en traçant un parallèle avec la paranoïa ; ce parallèle pourrait aussi s’appliquer aux théories du complot. Quand on adhère aux postulats des théories du complot, aucune considération ne pourra nous en éloigner. En soi, cela suffit pour conclure que la vérité se trouve ailleurs.