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Résister en chantonnant

Pour la première fois de notre histoire, on nous a interdit de chanter !

Il parait que quand on chante on se crache les uns sur les autres et tout devient commun, les passions comme les virus. Voilà comment le chant, de la même manière que les poignées de main, les mariages et le sexe, est devenu une activité mortelle : il favorise la communion.

Bref, chanter c’est communier et communier c’est donner la mort. On se croirait dans une dystopie orwellienne où les mots en sont venus à signifier leur exact opposé.

Interdire à un peuple de chanter, c’est l’empêcher de respirer.

Nul doute que c’est la science qui a motivé cette directive de la santé publique — sans intentions politiques évidemment. N’en demeure pas moins que cette prohibition est hautement symbolique.

Car chanter est une activité essentielle. Chanter, c’est exprimer ses raisons de vivre, d’aimer et de souffrir. Chanter à l’unisson, c’est être humain ensemble.

L’interdit qui résonne

Le chant et la musique sont si fondamentaux que même les nazis ne sont pas allés jusqu’à l’interdire aux juifs dans leurs camps d’extermination. Face à la mort, tel le chant du cygne, la musique était la dernière expression de leur humanité. On raconte même qu’après plus de 3 semaines sans nourriture ni eau, saint Maximilien Kolbe chantait des hymnes et des psaumes dans une joie ineffable au fond du « bunker de la faim », à l’instar de Daniel dans la fosse aux lions. 

L’interdiction du chant en public touche aussi bien les bureaux, les salles de spectacle, les garderies que les églises. Mais disons qu’à l’église c’est un interdit qui résonne plus fort qu’ailleurs.

Chanter devant Dieu c’est crier sa misère et implorer sa miséricorde. Chanter pour Dieu c’est louer sa bonté et exprimer notre reconnaissance. En somme, chanter en Église c’est révéler le cœur du mystère chrétien : l’amour de Dieu et du prochain.

Avouez qu’on n’entendra plus jamais de la même manière les fausses notes de nos chorales paroissiales.

Nous interdire de louer Dieu, c’est nous interdire une forme irremplaçable de communion et de mission. C’est pratiquement, sans être (encore) intentionnel, confiner la foi à la sphère privée : « Ne chanter surtout pas votre joie de croire, cela pourrait se communiquer ! Priez dans votre cœur, mais pas en chœur ! »

Or, notre foi est une bonne nouvelle gratuite et partageable à l’infini. Qui aime passionnément un artiste, une femme ou un Dieu ne peut se retenir de le faire savoir au plus grand nombre. Garder pour soi une telle découverte, un tel trésor, serait le comble de l’égoïsme, l’opposé de la charité.

Chanter la résistance

Il y a quelque chose d’inhumain à être forcé de cacher ses amours. L’amour déborde par nature. L’amour est diffusif de soi, disaient les anciens philosophes. Confiner l’expression de l’amour, c’est asphyxier la dignité humaine. Interdire à un peuple de chanter, c’est l’empêcher de respirer. C’est tuer son âme sous prétexte de sauver son corps. C’est en faire une horde de zombies.

Toutes les résistances ont eu leur chant : la Marseillaise pour les Français, Bella ciao pour les Italiens, Mury pour les Polonais. Voilà pourquoi les tyrans ont toujours eu peur des hommes qui chantent trop fort. Non pas parce qu’ils postillonnent, mais parce qu’ils aiguillonnent.

À ma connaissance, il y a un seul précédent à l’interdiction de la musique dans l’histoire des hommes. En 1648, le tsar de Russie Alexis Mikhaïlovitch, ayant remarqué comment certaines chansons obscènes incitaient à la débauche dans les tavernes de Moscou, décréta l’interdiction de jouer et même de posséder tout instrument de musique. Les musiciens de tout le pays furent alors persécutés, puis exilés et enfin leurs instruments brulés.

Mais parce que des croix jaillissent des grâces, c’est alors qu’apparut la balalaïka ! Très facile à produire, ce nouvel instrument fait aujourd’hui l’honneur de la musique traditionnelle slave. En 1688, des gardes du Kremlin arrêtèrent deux joueurs ivres de balalaïka à Moscou, mais le peuple réagit si fortement que le tsar n’eut d’autre choix que de révoquer son édit et de permettre à nouveau la musique dans tout son royaume.

Belle histoire qui peut nous stimuler à inventer de nouvelles manières de chanter notre amour de Dieu.

Des mesures médicales aux mesures musicales

Comme disait saint Augustin : « Si tu ne peux parler, mais que tu n’aies pas le droit de te taire, qu’est-ce qui te reste, sinon de chanter en cris de jubilation ? Que ton cœur se réjouisse sans prononcer de paroles et que l’infinité de tes joies ne soit pas limitée par des syllabes. » Et encore : « Vous voulez dire les louanges de Dieu ? Soyez ce que vous dites. Vous êtes sa louange, si vous vivez selon le bien. » Nul ne pourra jamais nous empêcher d’être une éternelle louange à sa gloire par toute notre vie !

En attendant donc que les mesures médicales cèdent la place aux mesures musicales, même si pour un temps encore on nous interdit de chanter, rien ne nous empêche toutefois de chantonner…

Compagnons, résistons en chantonnant avec les séraphins l’hymne au Seigneur des armées (Sanctus Deus Sábaoth) !

Après tout, il parait que Dieu se trouve davantage dans le murmure d’une brise légère, que dans le tumulte d’un tremblement de terre.


Simon Lessard

Simon aime engager le dialogue avec les chercheurs de sens. Diplômé en philosophie et théologie, il puise dans les trésors de la culture occidentale, combinant neuf et ancien pour interpréter les signes des temps. Il est responsable des partenariats au Verbe médias.