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Photo: Maxime Scrive (Crédit: Daniel Abel)

Les étudiants victimes de la technique

Maxime Scrive est étudiant en théologie. Comme beaucoup d’autres, la pandémie l’a contraint à poursuivre sa maitrise dans le salon de son 4 ½. Récemment, le verdict de l’Université Laval, où il étudie, est tombé : pas de retour en classe à l’automne. Déjà critique de la technique, il n’en fallait pas plus pour qu’il se joigne au Comité québécois En cours pas en ligne. Le Verbe a voulu en apprendre davantage sur ce petit comité qui a lancé une pétition le 23 juin dernier.

Comment as-tu vécu la fin de l’année scolaire ? 

À vrai dire, je me souviens clairement de ma dernière journée de travail à l’université : une journée des plus normales, mais le lendemain, je n’ai pas eu l’occasion d’y revenir pour récupérer mes livres et équipements… On nous a dit qu’en temps de crise, la bonne foi de chacun était de mise et que si chaque personne y mettait du sien, tout irait bien

Pour ma part, comme pour la plupart des étudiants, auxiliaires, assistants et professeurs de l’Université Laval, je me suis adapté tant bien que mal. 

Il est absolument impossible dans mon appartement (petit 4 ½) d’aménager un bureau fermé, j’ai donc installé mon ordinateur portable sur une sorte de petite table, mes livres empilés à côté, mes notes sur le sol. Mon fils ainé apprenant actuellement à marcher, il a décidé de prendre en chasse mes notes et mes livres… Un carnage. J’ai dû monopoliser trois des quatre chaises de la cuisine pour fortifier mon petit coin d’une muraille de fortune. 

Bref, c’était une installation précaire convenant à une période temporaire (la plus courte possible). On nous a demandé de faire preuve de bonne volonté ; j’ai donné. Or, la situation a beaucoup changé depuis. Je reste cependant prisonnier de ce petit coin de travail, mes avant-bras me font incroyablement souffrir (tendinite en vue ?) en raison de mon installation inadéquate, mon fils désespéré de voir son père si proche physiquement, mais faisant autant d’efforts pour l’ignorer (pour se concentrer). 

Appréhendes-tu la reprise des études à l’automne ? 

L’annonce d’une session d’automne complètement à distance m’a laissé sans voix. Ces gens de la haute administration de l’université, dans leur tour d’ivoire confortable, ont constaté que l’usage de la technique par la mise à distance de tous les cours réglait tous leurs problèmes administratifs. 

Si — selon eux — chacun s’est facilement adapté en ce temps de crise, pourquoi ne pas continuer sur cette lancée ? Si les étudiants et employés sont capables d’une telle efficacité en temps de crise, pourquoi ne pas les tenir en haleine indéfiniment par la technicisation des cours ? Pour moi, ce raisonnement est inadmissible, car ce sont les étudiants/professeurs/employés qui sont les premiers à écoper des contrecoups ; lesquels sont complètement ignorés par les autorités universitaires.

Je crois comprendre que ton sujet de maitrise n’est pas étranger à ce que tu vis présentement ?

En effet, je suis actuellement au beau milieu d’un mémoire passionnant, dirigé à la fois en théologie et en philosophie. Ma question de recherche porte sur les techniques de procréation médicalement assistée (l’insémination artificielle, la fécondation in vitro…).

Je m’intéresse plus spécialement à ces pratiques au cœur d’une société centrée sur l’efficacité et la productivité liées à la technique elle-même (que beaucoup confondent avec la technologie, qui est en réalité un discours sur la technique) ; ce que Jacques Ellul a théorisé comme étant le système technicien. 

Autrement dit, je m’intéresse à ce petit quelque chose qui pousse les gens à toujours vouloir plus, à vouloir accomplir tout leur potentiel, à désirer la puissance, l’efficience à tout prix, et à l’inverse, ce qui les pousse à dénigrer la faiblesse et la simplicité. Selon mes recherches et selon plusieurs grands auteurs, ce « petit quelque chose », c’est la technique.

Comment as-tu entendu parler du groupe En cours pas en ligne ?

Il y a peu de temps, un étudiant s’est interrogé sur cette question de la technicisation de l’enseignement et en a contacté quelques autres afin de savoir s’il était le seul à trouver cette situation inacceptable et si nous pouvions faire quelque chose.

Tout comme le racisme est une discrimination fondée sur la race […], le numéricisme est une discrimination fondée sur les techniques numériques.

Je faisais partie de ces autres étudiants/professeurs qui ont répondu un grand « oui ! ». Nous avons donc formé un comité et avons composé une pétition en nous inspirant du mouvement belge du même nom. On voit que cette situation ne touche pas que le Québec. 

En une semaine à peine, plus de 1000 personnes s’étaient jointes à nous en signant la pétition. Aussi, en cours de réunion, nous nous sommes rendu compte que nous n’arrivions pas à mettre un mot sur cette nouvelle forme de discrimination liée aux techniques numériques. 

Ainsi, l’un des gestes importants de notre jeune comité a été d’identifier « le numéricisme ». Tout comme le racisme est une discrimination fondée sur la race, que le sexisme en est une fondée sur le sexe ou que l’âgisme discrimine selon sur l’âge, le numéricisme est une discrimination fondée sur les techniques numériques.

Qu’est-ce que vous demandez précisément avec cette pétition ?

Le gouvernement du Québec a entamé un plan de déconfinement graduel. Toute la province s’ouvre peu à peu… Toute ? Non : quelque part dans la ville de Québec, une cité universitaire résiste encore et toujours au déconfinement. 

Nous vivons cette situation particulière, antidémocratique, où la haute autorité universitaire décide en vase clos que le mieux pour ses étudiants et son personnel est de s’adapter à l’impératif de la technique et de l’efficacité à tout prix. Car cette lourde décision, prise aussi légèrement, a un prix qui devra être assumé, qu’on le veuille ou non, par les étudiants, les professeurs et les employés.

Dans notre pétition, nous relevons certains éléments de ce prix à payer : l’inégalité qu’une session en ligne fortifie chez les étudiants (les mieux équipés sont avantagés), l’anxiété et les risques de dépression accrus, la baisse de la qualité d’enseignement, la dénaturation et la marchandisation de l’éducation, etc. 

Ainsi, nous exigeons des autorités universitaires et du gouvernement que les cours reprennent tels qu’ils étaient prévus avant la crise. Je mentionne au passage la récente nouvelle de l’ouverture en présentiel des cours de l’Université de Sherbrooke. Ceci signifie que les universités elles-mêmes ne s’accordent pas sur ce qui serait le mieux. 

En terminant, comme étudiant en théologie et comme chrétien, crains-tu que la pandémie ait accéléré la virtualisation de notre société?

À coup sûr, la pandémie nous a précipités dans une virtualisation et une technicisation de la société. Cependant, ne soyons pas dupes en croyant à une génération spontanée : il y a déjà bien longtemps que cet enjeu s’enracine et que ce mouvement se fortifie en prenant de plus en plus de place dans nos pensées et nos habitudes. Ce temps de crise n’est finalement qu’un prétexte pour franchir un pas important de transformation sociale.

En tant qu’étudiant en théologie, et plus encore comme chrétien, je pense qu’il est crucial que nous nous interrogions sur cet enjeu de la virtualisation et de la technicisation de l’éducation, de nos églises et de la société tout entière. Par virtualisation, j’entends ici la mise en virtuel, c’est-à-dire qui n’est pas palpable ni réel, ce qui se rapporte souvent aux communications et à l’information.

Pour les chrétiens, le corps a une importance capitale ; jusqu’à siéger dans notre Credo. L’écarter aussi inconsciemment qu’en offrant à la technique une suprématie sur nos échanges, c’est aussi perdre une partie de notre richesse religieuse. Dans une société qui dénigre tant le corps et ses limites, il nous faut le revaloriser et montrer la dignité d’être limité ! 

Et qu’en est-il de la technicisation — de cette urgence de tout rentabiliser à tout prix ? Il semble que nous soyons pris à la gorge, constamment en train de courir après le profit et la victoire. La victoire sur quoi ? Sur la faiblesse, les limites, la maladie…

Or, voici une bonne nouvelle pour les chrétiens : Dieu s’est abaissé (Ph 2, 3-11) ! Il est devenu faible, limité, malade d’amour. Si c’est bien cela le modèle des chrétiens, je me demande encore comment le concilier avec les beaux discours des technolâtres qui promettent la puissance par la technicisation…


James Langlois

James Langlois est diplômé en sciences de l’éducation et a aussi étudié la philosophie et la théologie. Curieux et autodidacte, chroniqueur infatigable pour les balados du Verbe médias depuis son arrivée en 2016, il se consacre aussi de plus en plus aux grands reportages pour les pages de nos magazines.