Il y a des évènements qui ébranlent pour toujours. Des moments charnières qui font dévier des rails de la vie ordinaire. Même sept ans après le drame, les citoyens de Lac-Mégantic ont encore la mémoire marquée au fer rouge. Le train qui siffle trois fois par jour, l’absence de leurs proches et les nouveaux liens tissés leur rappellent sans cesse la tragédie du 6 juillet 2013. Autour de la table, au presbytère de Saint-Agnès du Lac-Mégantic, cinq victimes de la catastrophe se remémorent ensemble cette nuit où l’on voyait clair comme en plein jour. Ils me racontent aussi comment l’espérance ne s’est jamais éteinte malgré tout.
Nantes, 6 juillet 2013, 0 h 56. Un convoi de 72 wagons-citernes contenant du pétrole brut, sans conducteur à bord, se met en branle et dévale la pente de 1,2 % vers Lac-Mégantic. Sur 12 kilomètres, le train atteint la vitesse de 100 km/h quand il arrive au centre-ville. Soixante-trois wagons-citernes déraillent, six-millions de litres de pétrole se déversent. Il s’ensuit une cascade d’explosions qui enlèveront la vie à 47 personnes. Les flammes sont éteintes par quatre-vingts services d’incendies deux jours après l’accident, grâce à une mousse ignifuge. À la suite des évènements, la compagnie Montreal, Maine & Atlantic Railway (MM&A) fait faillite.
La nuit la plus longue
La déportation
Ce jour-là, rien ne laissait entrevoir un désastre d’une telle ampleur. Avant que le ciel s’assombrisse sur la municipalité de Lac-Mégantic, l’air était des plus gais. Les bateaux voguant sur le lac et les terrasses bien remplies exprimaient la légèreté d’une magnifique journée d’été. Steve Lemay, alors curé de la paroisse, est invité ce soir-là à souper chez des paroissiens.
« On ne sait pas si une journée peut annoncer une si grande tragédie. C’est peut-être prophétique, mais j’ai quitté mes hôtes assez tôt en leur disant que j’avais une grosse journée le lendemain : des funérailles le matin et un mariage l’après-midi. La journée allait être plus grosse que je pensais. »
Cet article provient du numéro spécial Apocalypse paru au printemps 2020.
Peu de temps après s’être endormi, il se fait réveiller brutalement par le vacarme du convoi en dérive. Quand il ouvre les yeux, il n’y a déjà plus d’électricité. À sa fenêtre, des gens courent en criant : « Ça va sauter ! » Puis, il entend une déflagration.
« Là, j’ai eu l’impression que c’était la fin du monde parce que tout était embrasé. Ça semblait durer une éternité, mais tous ces évènements se sont passés pourtant très rapidement. »
« Les gens me demandent souvent si j’ai prié à ce moment-là. J’ai élevé les mains devant la vue du centre-ville qui brulait. La chaleur était si intense que les poils de mes bras roussissaient. Ç’a été ça, ma prière, car je n’avais pas de mots qui montaient en moi. J’étais tétanisé comme un chevreuil. »
« L’impression qu’il me reste de ces instants : c’était comme une déportation. Comme le peuple d’Israël qui part et qui marche. Pour aller où ? On ne sait pas trop. On essaie de comprendre ce qui se passe. Moi, je vivais dans une communauté paisible. »
Steve doit impérativement sortir de l’église, car il est asphyxié. Son premier réflexe est de se rendre à l’hôpital pour apporter du soutien. De là, il observe des flammes monter dans les airs jusqu’à trois fois la hauteur du clocher de l’église. Le personnel médical s’attend à soigner des blessés. Personne ne se présente. On comprend que les personnes au cœur du cataclysme incendiaire n’ont simplement pas survécu.
L’impuissance
Le soir de l’incendie, la mairesse de Lac-Mégantic à l’époque, Colette Roy Laroche, reçoit l’association des familles Laroche. Quand elle leur fait fièrement faire le tour de la ville, on remarque le nombre élevé de passages à niveau.
« Je leur dis tout bonnement que c’est une de mes préoccupations depuis que je suis mairesse. Dès le début de mon mandat, il y a 11 ans, on m’a fait prendre connaissance de notre plan de mesures d’urgence. En situation de catastrophe, c’est le maire qui devient la personne qui prend les décisions. Parmi les dangers possibles, il y avait le déraillement d’un train. Depuis ce jour, ça m’est toujours resté, ce danger du train. Mais je me suis couchée sans y penser parce que le train faisait partie de notre vie. »
C’est un coup de téléphone qui la sort de son sommeil : « Madame Laroche, le train a déraillé et le centre-ville est en feu. »
« Une des images qui m’a le plus marquée d’abord, ce sont les gens dans la rue qui pleuraient et criaient. C’était tellement immense, ces champignons de feu. Puis tout à coup, je me dis en moi-même : “Colette, c’est toi la mairesse !” Et je repense à mon cartable de programme d’urgence, de l’autre côté du feu. »
Sur le terrain, on ne chôme pas. L’école secondaire Montigna est immédiatement ouverte pour accueillir les rescapés. Deux-mille résidents, soit le tiers de la population, seront évacués. D’heure en heure, la mairesse reçoit des nouvelles de plus en plus mauvaises.
« Le centre funéraire était en feu, les commerces aussi, le pétrole descendait vers le lac et le feu suivait la coulée de pétrole dans les canalisations. Les pompiers ne pouvaient pas intervenir parce que c’était trop dangereux. Ça explosait constamment. Vers trois heures, l’explosion a réveillé toute la ville. La terre a tremblé. C’était tellement gros que la NASA en a capté des images depuis l’espace. »
« À un moment donné, je demande à mon mari : “Est-ce que notre fils Frédéric est au Musi-café ?” Tes sentiments se mêlent. Tes sentiments personnels, ton rôle de mairesse et le sentiment d’impuissance. »
La perte
Suzanne Bizier, devenue intervenante en relation d’aide après les évènements, a perdu sa fille dans l’incendie meurtrier. Elle représente tous ceux qui, cette nuit-là, n’auront plus de nouvelles d’un enfant, d’un conjoint, d’un ami. Si le processus d’identification des victimes prendra des mois, l’espoir de retrouver l’être cher disparu diminue quant à lui au fil des heures.
« Ce soir-là, nous étions à Terrebonne. Vers 3 h 45, à notre hôtel, mon beau-fils nous appelle : il pleure, il panique, il hurle au téléphone en disant qu’il ne trouve plus ma fille, son conjoint et ma sœur. »
Quand Suzanne tente de les joindre, elle tombe sur la boite vocale. La panique et l’impuissance la gagnent. Elle et son conjoint descendent à Lac-Mégantic. Durant le trajet, pas un mot. Ils en sont incapables. À Nantes, la ville voisine, d’épais nuages noirs annoncent l’envergure du cataclysme. Elle anticipe l’effondrement de son univers.
« J’ai gardé un mince espoir jusqu’à midi. Mais à un moment donné, il n’y avait plus d’espoir. Et nous étions dans le déni. C’était comme trop gros. Je ne pensais pas que c’était possible. Mes deux petites filles étaient gardées par grand-maman ce soir-là. Trois jours plus tard, on a dû leur annoncer que leurs parents ne reviendraient plus. Ç’a été la pire journée de ma vie. »
Renaitre des cendres
Une main sur l’épaule
À sept heures du matin, les antennes du pays se tournent vers la petite municipalité de 6 000 habitants. Il faut dire qu’il s’agit du pire incident ferroviaire de produits inflammables de l’histoire du Canada. C’est l’heure du point de presse et l’émotion est à son comble. La mairesse, la première à parler, demeure bouche bée. À ses côtés se tiennent le chef pompier et le directeur de la Sûreté du Québec. Pour la rassurer, l’un d’eux pose une main sur son épaule. À ce moment, les mots pour s’exprimer lui reviennent. Ce geste réconfortant annonce symboliquement la solidarité à venir, planche de salut de la communauté.
« C’est un geste qui peut paraitre anodin, mais à partir de ce moment-là, je me suis dit que les citoyens m’avaient élue et que je devais être à la hauteur de cette confiance. J’ai été convaincue que nous étions capables de passer au travers. Dès le début. On m’avait appelée la dame de granite, de la solidité, mais la dame de granite toute seule n’était pas capable de gérer une crise comme celle-là. Il y avait beaucoup de gens derrière moi. »
Refuge sacré
Demeurée intacte après les explosions, l’église devient le lieu incontournable où se rassembler. Même les pompiers viennent y déposer leur badge après avoir terminé leur quart de service.
Pierrette Turgeon Blanchet, une bénévole dévouée, nous raconte qu’elle y passe ses journées. « On arrivait à l’église Sainte-Agnès à six heures du matin et on repartait tard le soir. Le presbytère était habité, c’était un feu roulant. On n’accueillait pas seulement les endeuillés, mais aussi les visiteurs. Au début, ils venaient par autobus. On recevait des centaines de personnes par jour. Tout l’été. Les personnes écrivaient, pleuraient, donnaient, se serraient les unes les autres. Cette fraternité-là, elle dure encore après six ans. »
Cette communauté tissée serrée, l’abbé Steve raconte qu’elle n’est pas née d’une génération spontanée. Elle existait déjà avant et s’était créée, entre autres, grâce à l’église.
« L’église est un magnifique symbole de ce qu’on fait lorsqu’on est ensemble. Avant la tragédie, les gens s’étaient mobilisés pour la sauver. La toiture venait juste d’être refaite. Heureusement, parce qu’autrement, elle aurait brulé. Ramasser près d’un million et demi de dollars en un an et quelques mois pour relever ce monument-là, il fallait qu’il y ait un attachement quelque part. »
D’ailleurs, c’est à cet endroit que la mairesse a tenu à terminer son mandat. « Quand je suis partie de l’hôtel de ville, je suis venue à l’église. Il ne pouvait pas y avoir de plus belle façon de clore tout ça. Dans les années suivant la tragédie, l’espérance, on la sentait dans l’église. »
On demande souvent à Steve si sa foi a été ébranlée par les évènements. Après tout, il a dû célébrer des funérailles de juillet à octobre. « Bien au contraire ! » répond-il à tout coup. « Les gestes de solidarité que j’ai vus à la paroisse, dans les familles… autant la catastrophe était surréelle, autant ça aussi, c’était surréel. Que des gens déploient toute cette force, dans le contexte dans lequel on était, ça a renforcé ma foi en Dieu et en la capacité de l’être humain. »
La force d’un Autre
Devant l’église se tient une énorme statue de Jésus. L’inscription « Cœur de Jésus, sauvez-nous » inscrite sur son socle prend tout son sens quand on sait que c’est à ses pieds que les flammes se sont arrêtées. Les bras ouverts de Jésus qui surplombaient le feu ardent font maintenant face à un trou, une partie du centre-ville qui n’est plus.
« C’est à l’intérieur qu’il fallait que ça se passe, parce qu’à l’extérieur il n’y avait plus de repères. »
Louise Bergeron
Le mot « deuil » prononcé à Lac-Mégantic n’évoque pas seulement le deuil des proches. Les Méganticois ont perdu les lieux qu’ils avaient l’habitude de fréquenter : 110 bâtiments détruits par le feu ou démolis par nécessité dans un rayon de 2 km.
« C’est à l’intérieur qu’il fallait que ça se passe, parce qu’à l’extérieur il n’y avait plus de repères. L’église a été ce pilier qui est devenu une force », raconte Louise Bergeron, une intervenante auprès des personnes endeuillées, dont les paroles trouvent écho dans le cheminement de chacun à la suite de l’hécatombe.
Suzanne, qui a dû confier ses deux petites-filles en adoption à sa fille ainée, nous parle d’une force intérieure surnaturelle qui lui revenait tous les matins. « J’avais un doute sur mes capacités à traverser l’épreuve, mais le lendemain, je me réveillais avec une force. Ce n’est pas parce que je suis une surfemme. C’est que quelque chose d’autre me tenait. »
La tentation est venue à Steve comme à d’autres de quitter la municipalité. Mais quand on s’y sent encore chez soi, que fait-on ? « Accompagner les familles et célébrer les funérailles a été difficile. Souvent, tu donnes ce qui déborde, mais là, il n’y avait aucun surplus. Il fallait aller chercher à la source. Quand tu dis que tu es passé au travers, c’est peut-être parce que tu n’étais pas seul à faire ce que tu fais. »
Sur d’autres rails
Le train fantôme
Le 24 aout 2019, on apprenait qu’un autre accident ferroviaire, le déraillement d’un wagon, avait lieu à Nantes, malgré des avertissements préalables d’une voie en piètre état. Pendant ce temps, les citoyens revendiquent toujours une voie de contournement du chemin de fer, qui passe encore dans le centre-ville. Sa construction devrait être terminée en 2022.
Depuis, le sifflement de la locomotive continue de hanter les résidents du Lac-Mégantic en les empêchant de dormir la nuit. « Le 18 décembre 2013, raconte Steve, le train avait déjà recommencé à circuler. L’année d’après, j’allais bénir un monument où reposent les victimes non identifiées. Pendant que je fais la prière, le train siffle. Ça donne une idée du rapport un peu difficile avec cette réalité-là pour bien des gens. Les gens veulent travailler ici et les entreprises du secteur industriel ont besoin du service ferroviaire pour l’exportation et l’importation. Mais pas à n’importe quel prix. »
Se reconstruire
Après la tragédie, tout est à reconstruire. Il faut décontaminer six-millions de litres de pétrole enfoui dans le sol ; rebâtir un pont unissant les deux parties de la ville ; repenser le centre-ville. Au fil des nombreuses consultations publiques, des centaines de résidents se sont réunis pour partager leur rêve pour la ville. Aujourd’hui, on peut dire que la vie a repris son cours.
Deux ans après la tragédie, Steve Lemay avait pris un temps de repos à Rome. Il poursuit actuellement un autre mandat à Sherbrooke. Depuis, il ne vit plus son apostolat de la même façon. Il sait se recentrer beaucoup plus facilement sur l’essentiel.
« Quand tu reviens à la vie normale — par exemple, les problèmes administratifs des paroisses —, tout semble futile. À Rome, quand j’étais en train d’approfondir des questions de théologie morale, je me rappelais qu’il n’y avait pas si longtemps, dans le feu de l’action, je savais concrètement quel était le sens de mon ministère. »
Pour Colette Roy Laroche, c’est la même chose : « Maintenant, quand il y a un problème, je dis souvent : “On a déjà vu pire !” Et tout le monde comprend. »
Quand on a traversé le pire, on n’en sort pas indemne. Mais on sait maintenant qu’il existe en l’homme des forces insoupçonnées. Et que Dieu n’est jamais très loin. C’est certainement ce dont témoignent admirablement les rescapés de Lac-Mégantic.