Nel mezzo del cammin di nostra vita,
Mi ritrovai per una selva oscura
Che la diritta via era smaritta.
Au milieu du chemin de notre vie,
Je me retrouvai au fond d’un bois sans éclaircie,
Comme le droit chemin était perdu pour moi.
– Dante, Inferno, canto I
Le père Henri Nouwen a été professeur de spiritualité pendant de longues années. Il a récapitulé son enseignement tiré d’une profonde expérience personnelle dans un petit livre intitulé Reaching out qui est sorti en 1974 et qui a connu un succès retentissant en Amérique du Nord. Il a été traduit en français en 1998 sous le titre Les trois mouvements de la vie spirituelle[1].
Une symphonie intérieure
Pascal disait et redisait que « tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre ». Voilà le défi que le coronavirus, entre autres, lance à l’homme contemporain, à notre société hyperfestive. C’est comme s’il nous disait : « Entrez en vous-même et voyez ce que vous y trouverez ! » Dure exhortation. Exercice quasi impossible à l’heure des téléphones intelligents, Netflix, réseaux sociaux et autres sources de perpétuelles distractions (Tiktok).
Ce qu’il y a de plus frappant dans ce phénomène viral, c’est qu’il accule la planète entière au mur de notre finitude. Ce que le virus nous montre si drastiquement n’est pas nouveau, ne l’a jamais été, c’est la même quête existentielle que chaque homme à travers les siècles doit sans cesse réexpérimenter. L’on se frotte à ce mystère toute une vie durant en espérant en franchir le seuil. Curieux quand même que ce type de virus, avec ses caractéristiques propres, bien différent de la peste noire et de la grippe espagnole, frappe le monde d’aujourd’hui et ses particularismes.
Ceci étant dit, le problème de la solitude et de l’isolement est l’apanage de la condition humaine. Humain trop humain, diraient certains.
Cette conscience que nous avons de nous-mêmes est ce qui nous permet notamment de réaliser […] qui nous sommes, de comprendre quelle est notre place dans le monde et de nous élever par un mouvement d’abnégation autant intellectuel que spirituel vers des réalités qui nous dépassent.
Le fait que nous soyons des animaux doués de raison, nous donne de pouvoir connaitre le monde, mais aussi ce monde que nous sommes à nous-mêmes. Cette connaissance de soi, ce regard tourné vers l’intérieur, est ce que nous appelons communément la conscience. Cette conscience que nous avons de nous-mêmes est ce qui nous permet notamment de réaliser — pour ne pas dire prendre conscience — qui nous sommes, de comprendre quelle est notre place dans le monde et de nous élever par un mouvement d’abnégation autant intellectuel que spirituel vers des réalités qui nous dépassent.
Atteindre le dépassement
D’entrée de jeu, ce petit ouvrage du père Henri Nouwen veut répondre à une question bien précise : que signifie vivre une vie dans l’Esprit de Jésus Christ ?
On sait donc à quoi s’en tenir. Ce livre très personnel est le fruit des luttes et des peines qui ont meublé sa vie. L’esprit de Jésus Christ n’est pas dissociable de la croix, n’en déplaise à certains amants du « bienêtre » spirituel. L’auteur ne donne pas de réponses ni de solutions, c’est un récit de voyage, un itinéraire ponctué de bornes et de haltes. Il croit que la quête d’une véritable spiritualité chrétienne vaut l’effort et la souffrance qu’elle engendre, et que c’est en se mettant en marche intérieurement que l’on arrive à « découvrir des signes de courage, d’espérance et de confiance » (p. XV).
Le père Nouwen parle de trois pôles de la vie spirituelle : le soi le plus intime, l’autre et Dieu. Nécessairement, ceux-ci s’entrelacent, se recoupent et s’appellent inlassablement entre eux. C’est pour cette raison qu’il utilise l’image de la symphonie et, s’il y distingue trois mouvements, ce n’est que pour mieux nous les faire connaitre et nous pousser à plonger tout notre être dans le cœur même de cette dynamique intérieure.
Le sérieux de l’entreprise, de l’aventure, est très clair. Il n’y a pas de passe-droit qui tienne. La vie spirituelle se définit et s’approfondit par l’épreuve du contraire, comme le négatif d’un film. C’est le principe de base, ce qui est tout aussi vrai pour n’importe quel aspect de la vie. Le spirituel n’en est que le paradigme.
« Le paradoxe est sans doute que toute vie nouvelle doive naitre des souffrances de l’ancienne. » (p. XX)
L’isolement et la tentation de la fuite
Le premier mouvement est celui de la connaissance de soi, du moi le plus intime[2]. Il est premier dans le sens où ce n’est qu’en considérant la distance qui nous sépare de nous-mêmes que l’éveil spirituel devient possible.
Comment le déclic se fait-il ?
En expérimentant notre profond isolement. En réalisant que nous sommes seuls.
Seul à seul au pied de la croix.
Isolement est le terme usité pour renvoyer à « loneliness ». Je le trouve un peu restreint, un peu inusité justement ; il lui manque la dimension existentielle et morale que nous entendons normalement par solitude. Cependant, ce dernier est réservé, du moins en anglais dans l’ouvrage, pour définir le dépassement et la glorification de l’isolement. Ayant découvert que la traduction française traduisait loneliness par isolement, j’ai décidé d’emprunter la même voie.
L’isolement inhérent à chaque existence est d’autant plus malaisant dans un monde où l’on cherche coute que coute à réconcilier un inaliénable individualisme compétitif à une culture du vivre-ensemble. Le drame humain ne peut être déraciné de cette profonde réalité. Une solution niaise et optimiste qui nie cet aspect essentiel est vouée à l’avance à l’échec et à une dérive plus grande, celle d’un désenchantement cynique qui mène au nihilisme.
Selon le père Nouwen, faire l’épreuve de son isolement le plus stérile, c’est se donner l’occasion de le voir irriguer par le fond même de notre être. Ainsi, la faiblesse et la vulnérabilité ne sont plus des maux à fuir à tout prix, ni notre néant une souffrance à laquelle il faut échapper par n’importe quel moyen. Ils deviennent le lieu même de notre transformation intérieure.
La pire situation pour une âme qui expérimente l’aiguillon de son propre isolement, c’est de chercher à y remédier en se jetant dans les bras d’un autre. Toute amitié ou relation amoureuse ne peut être un succédané à notre quête intérieure. Une véritable ouverture à l’autre est aussi une véritable fermeture, car « seul celui qui peut garder un secret peut partager son savoir en toute sécurité » (p. 9).
Il n’y a personne d’autre que nous-mêmes qui puisse traverser le désert aride de notre isolement. Le meilleur conseil que l’on peut recevoir, nous dit l’auteur, est le suivant : « Ne cours pas, mais soit calme et silencieux. Écoute attentivement ton propre combat. La réponse à tes questions se trouve cachée dans ton cœur. » (p. 14)
Ce qui peut sembler une formule fade et galvaudée de coach de vie bon marché est en fait la clé de toute véritable spiritualité. Car Dieu seul connait les pensées des cœurs et il se révèle à celui qui se met à l’écoute. Et en obéissant à cette maxime, on découvre « qu’au milieu de la tristesse il y a la joie, qu’au milieu de nos peurs il y a la paix, qu’au milieu de notre cupidité il y a la possibilité de la compassion et qu’enfin au milieu de notre irritant isolement on peut trouver les arrhes d’une paisible solitude » (p. 15).
« Apprendre à pleurer, apprendre à rester vigilant, apprendre à attendre l’aube. C’est peut-être ce que signifie être humain. »
Une féconde solitude
Une véritable solitude part du cœur, et elle n’est pas le privilège d’états de vie particuliers ; la moniale comme le directeur national de santé publique y sont appelés.
Mais qu’est-ce que la solitude du cœur ?
C’est en fait une solidarité des cœurs. La souffrance éprouvée et vécue dans l’isolement ouvre une nouvelle dimension qui le transcende. De la mort naît la vie.
La solitude du cœur nous fait sortir de l’esprit utilitariste qui ne voit dans l’autre qu’un moyen pour assouvir ses propres besoins. Au lieu de n’écouter que ce que l’on croit utile pour notre avancement personnel, on tend dès lors l’oreille pour entendre les mots et les mondes des autres sans y chercher une quelconque satisfaction immédiate.
De cette nécessité de se rencontrer soi-même dans la solitude commence toute forme de vie spirituelle. Convertir l’isolement en solitude crée un espace pour découvrir la voix nous parlant de notre nécessité intérieure. Il est crucial de noter que cette conversion fluctue, qu’elle relève de la grâce et de notre ouverture à elle. C’est un exercice constant, une perpétuelle ascèse.
« Dans la solitude, nous nous encourageons les uns les autres à entrer dans le silence de notre être le plus intime et nous y découvrons la voix qui nous appelle au-delà des limites de l’unité humaine à une nouvelle communion. »
Une réponse créative
Le passage de l’isolement à la solitude du cœur éclaire la question du sens de la vie. C’est passer du désespoir à l’espérance, cette détermination héroïque de l’âme, comme disait Georges Bernanos.
La solitude « éprouvée » permet de lire notre histoire non pas comme un collage postiche d’évènements disparates, mais d’y trouver le fil rouge qui la traverse et qui appelle à une constante conversion de l’esprit. À partir de là, nous dit l’auteur, « nous pouvons briser la chaine fataliste de causes et d’effets et écouter avec nos sens internes la signification profonde de la vie quotidienne » (p. 29).
Ainsi, la tentation facile du désespoir s’évanouit et l’on devient à même de parler de l’arbre fertile tout en constatant la mort de la graine (p. 31). Dieu n’est donc plus vu comme une force impersonnelle et coercitive, mais comme le Maitre et Dieu de l’histoire qui parle au centre même de nos solitudes et nous appelle toujours plus à lui.
« Le paradoxe est sans doute que le début de la guérison soit dans la solidarité avec la souffrance. »
C’est seulement dans la solitude qu’une véritable compassion prend forme.
Qu’est-ce que com-patir, si ce n’est que souffrir ensemble ?
C’est à partir du fond même de l’âme humaine, ayant dépassé les contrées désertiques d’une solitude creuse et insoutenable, que l’on a nommées isolement, que l’on peut déboucher sur la clairière d’une solitude créatrice. C’est en affrontant les affres les plus obscures de notre être et de notre histoire que nous arriverons à transcender la réalité morne et fade, et la voir comme elle est : un don de Dieu.
Le mouvement symphonique de l’isolement de soi à la solitude ouvre l’âme vers le monde, vers le prochain. La souffrance vécue et éprouvée dans sa dimension la plus pleine permet d’être configuré à Jésus-Christ et de partager la douleur et la mort des autres.
Être véritablement soi-même c’est pouvoir aussi donner l’occasion à l’autre d’être qui il est, c’est rendre possible un mouvement qui passe de l’hostilité à l’hospitalité.
[1] J’ai pour ma part lu ce livre dans sa langue originale, et n’ayant pas la traduction française sous la main, je traduirai donc moi-même les courts extraits.
[2] Innermost self, ce qui n’est pas sans rappeler le Interior intimo meo de saint Augustin, « plus intime que le plus intime de moi-même ». L’homme n’est jamais coupé de Dieu, et à Lui seul appartient l’initiative.