Dieu est mort
Illustration: Léa Robitaille / Le Verbe

Dieu est mort !

Dans toutes les églises catholiques du monde, la liturgie commémore au Vendredi saint la Passion et la mort de Jésus. Jésus-Christ, Dieu lui-même, meurt en ce jour.

En 1882, c’est dans une visée toute autre que le philosophe allemand Friedrich Nietzsche proclamera aussi la mort de Dieu dans Le Gai savoir1 : « Dieu est mort ! Dieu reste mort ! Et c’est nous qui l’avons tué ! Comment nous consolerons-nous, nous, les meurtriers des meurtriers ? Ce que le monde a possédé jusqu’à présent de plus sacré et de plus puissant a perdu son sang sous notre couteau » (Livre troisième, 125).

À sa suite, nombreux seront ceux qui reprendront cette terrible condamnation, jusqu’au Times Magazine, qui en fera sa une en avril 1966.

Une lecture attentive de ce passage célèbre du Gai savoir peut nous renseigner sur les divergences, mais aussi la surprenante convergence, entre la pensée athée et chrétienne. Allons-y de quelques remarques.

L’insensé

Nietzsche place son troublant discours dans la bouche d’un insensé ou d’un dément, selon la traduction. L’homme proclamant la mort de Dieu apparait comme un fou aux yeux de ses contemporains, car ceux-ci ne comprennent pas son bouleversement.

D’une part, les incroyants sont hilares devant une telle agitation face à une question qu’ils croient réglée : « Comme il se trouvait là beaucoup de ceux qui ne croient pas en Dieu, son cri provoqua une grande hilarité. A-t-il donc été perdu ? disait l’un. S’est-il égaré comme un enfant ? demandait l’autre. Ou bien s’est-il caché ? A-t-il peur de nous ? S’est-il embarqué ? A-t-il émigré ? — ainsi criaient et riaient-ils pêlemêle ».

Les incroyants superficiels sacrifient le Dieu de l’Alliance pour le remplacer aussitôt par la Science, le Progrès, le Plaisir ou autres idoles aussi humaines que ridicules.

D’autre part, les croyants ne sont pas plus ébranlés par de telles élucubrations, aussi anciennes qu’infondées, et déjà énoncées dans la Bible, comme dans le psaume 14 : « L’insensé dit dans son cœur : « Il n’y a point de Dieu ! » » ou encore dans le psaume 10 « Dans son arrogance, le méchant dit : « Il ne punit pas ! », « Il n’y a pas de Dieu » : voilà toutes ses pensées ».

Car c’est bien ce que fait l’insensé de Nietzsche : il affirme la mort de Dieu, il n’argumente pas contre son existence à l’aide de nouvelles preuves jusqu’alors inconnues ; il est au-delà de la vérité (sic).

L’étrange nécrologie divine relève donc paradoxalement du domaine de la foi, non pas religieuse, mais areligieuse. C’est donc à raison que le chrétien ne pourra recevoir tel discours, lui dont la foi doit s’harmoniser à la rationalité.

Le drame

À la différence des autres incroyants superficiels, le fou de Nietzsche saisit bien l’ampleur du drame. Frappé de stupéfaction, il est conscient de l’impossibilité de ce qu’il clame : « Mais comment avons-nous fait cela ? Comment avons-nous pu vider la mer ? Qui nous a donné l’éponge pour effacer l’horizon ? »

Plus encore, c’est le vide laissé par ce Dieu disparu qui le frappe et le sidère : « Ne tombons-nous pas sans cesse ? En avant, en arrière, de côté, de tous les côtés ? Y a-t-il encore un en-haut et un en-bas ? N’errons-nous pas comme à travers un néant infini ? Le vide ne nous poursuit-il pas de son haleine ? Ne fait-il pas plus froid ? Ne voyez-vous pas sans cesse venir la nuit, plus de nuit ? »

Paradoxalement, c’est peut-être ici que Nietzsche rejoint le croyant : sans Dieu, point de repère, de transcendance, de sens. Sans Dieu, quel espoir, quelle lumière, quel chemin suivre ? Car si Dieu n’est plus, c’est tout un monde qui disparait : les valeurs évangéliques, un certain ordre social, tout un pan de la philosophie, etc.

Si Dieu n’était qu’une chimère, alors tout est permis, comme l’écrivait Dostoïevski. C’est bien sûr dans la réponse, l’interprétation de ce problème, que s’opposeront le philosophe athée et le chrétien.

Le couronnement des meurtriers de Dieu

Devant cet immense vide laissé par la disparition de Dieu, Nietzsche frissonne d’anticipation : désormais, sans Dieu, tout est permis, l’homme n’est plus que pur potentiel, qu’une liberté pouvant s’affirmer sans contrainte. Débarrassé du Dieu de la Bible, Nietzsche insistera pour ne pas mettre à sa place de nouveaux dieux, qui deviendraient tout aussi restrictifs avec le temps. Car, selon lui, c’est bien ainsi qu’agissent les incroyants superficiels, qui sacrifient le Dieu de l’Alliance pour le remplacer aussitôt par la Science, le Progrès, le Plaisir ou autres idoles aussi humaines que ridicules.

Il faudrait plutôt apprendre à vivre les yeux rivés sur l’abime, du fond duquel sortirait une affirmation joyeuse de la vie. Pour Nietzsche, la mort de Dieu ne serait ainsi pas seulement qu’un évènement, mais aussi et surtout un commencement nouveau, rempli de promesses.

Tôt ou tard, un autre dieu prendra la place de Dieu.

À cela, qu’il soit permis de douter sérieusement de la capacité de Nietzsche, ou de tout autre homme, à supporter de façon permanente le nihilisme ; tôt ou tard, un autre dieu prendra la place de Dieu.

Nietzsche lui-même ne l’avoue-t-il pas par la bouche de l’insensé ? « La grandeur de cet acte n’est-elle pas trop grande pour nous ? Ne sommes-nous pas forcés de devenir nous-mêmes des dieux pour du moins paraitre dignes des dieux ? »

L’homme devenant pure liberté qui ne cherche qu’à s’affirmer ne devient-il pas forcément lui-même sa propre idole autoréférentielle ? Triste destinée que celle de l’homme qui, voulant à ce point devenir dieu, se débarrasse du Dieu qui a voulu devenir homme pour le rencontrer !

L’épouvantail de Nietzsche

Ajoutons aussi à cela que la compréhension de Dieu dont Nietzsche fait preuve est bien faible, pour ne pas dire infantile. Ce dieu épouvantail, qui surveille les moindres fautes et guette les manquements, qui juge, calcule et pèse, n’est certainement pas le Dieu de Jésus-Christ, ce père fidèle, aimant, humble et généreux que nous présente la parabole du fils prodigue (Lc 15, 11-32), ce Dieu qui « a tant aimé le monde qu’il a donné son Fils unique » (Jn 3, 16).

C’est donc bien d’une idole que Nietzsche se débarrasse quand il clame et souhaite la mort de Dieu, car ce dieu n’a jamais existé ailleurs que dans son imagination blessée. Le dieu mort de Nietzsche n’est ainsi qu’une pâle et inexacte copie du Dieu vivant.

Que répond le chrétien ?

Que répond donc le chrétien à la mort de Dieu ? Devant ce qui est « scandale pour les Juifs, folie pour les nations païennes » (1 Cor 1, 23), il y a pourtant de quoi être surpris par cet évènement.

Non satisfait de s’être incarné dans un pauvre corps d’homme, d’avoir marché, peiné, pleuré, souffert et ri comme l’un des nôtres, Jésus-Christ, Dieu fait homme, a voulu pousser l’expérience jusqu’à son ultime et ténébreuse fin. Ce même Dieu, qui s’était présenté à Moïse comme « Je suis celui qui suis » (Ex 3, 14) et à ses disciples comme la Vie (Jn 14, 6), pousse l’audace de l’amour jusqu’à cette apparente contradiction : la mort.

Pour le chrétien, toutefois, rien de scandaleux, ni de fou, dans cette mort divine, car elle sera suivie de la résurrection. La trahison de Judas l’Iscariote et la solitude de la Croix feront place à la joie du matin de Pâques et l’ardeur enflammée de l’Église naissante.

Ô heureuse faute qui nous a mérité un tel et un si grand Rédempteur !

Aux larmes de Pierre à la suite de son triple reniement du Christ, rappelant les larmes d’Adam après la faute originelle, succèderont les cris de joie de l’audacieuse prière de l’Exultet de la Veillée pascale : « Ô heureuse faute qui nous a mérité un tel et un si grand Rédempteur ! ».

Dieu ressuscité

Aux cris rageurs de Nietzsche qui n’a de cesse de répéter : « Dieu est mort ! Dieu reste mort ! », nous pouvons opposer la foi confiante et tranquille de Marie, qui ne se manifesta jamais aussi clairement et humblement qu’au matin de Pâques.

Après la crucifixion de Jésus le vendredi et le sabbat du samedi, aux premières lueurs le dimanche, dès qu’elles le peuvent, quelques femmes se rendent au tombeau pour honorer la dépouille de celui qu’elles ont tant aimé. Marie est absente, et c’est dans cette absence que transparaissent la foi et l’espérance solide de cette femme hors du commun ; car quelle mère n’irait pas, dès qu’elle le peut, pleurer sur la dépouille de son fils ?

L’absence de Marie au tombeau de Jésus le matin de Pâques ne s’explique donc pas, bien sûr, par l’indifférence face à la mort de son fils, au contraire, mais plutôt par la certitude que Jésus n’est déjà plus là, qu’il est ressuscité comme il l’avait annoncé.

Ainsi, au « Dieu est mort ! Dieu reste mort ! » de Nietzsche, le chrétien répond dans une affirmation joyeuse et pleine d’espérance, avec la mère de Dieu : « Dieu est mort ! Dieu est ressuscité ! »


Jean-Philippe Brissette

Fasciné depuis toujours par l'humain et son rapport au divin et à l'autre, Jean-Philippe Brissette a complété des études universitaires en science politique, en éducation ainsi qu'une maitrise en philosophie. Depuis quelques années, il enseigne la philosophie au collégial.