Beyrouth
Photo : Rashid Khreiss / Unsplash, détail

Beyrouth: quand l’espoir est incertain

Beyrouth, 7 mois après le « 4 aout 2020, 18h07 »… Les Libanais attendent toujours une réponse sur l’une des plus grandes explosions non nucléaires de l’histoire. L’enquête est prise aux rouages politiques de la corruption et des intérêts outre-nationaux dans un pays qui tombe sous le joug d’une culture d’impunité. Seuls sont tenus responsables ceux qui n’ont pas un plus grand qu’eux pour les « justifier ». Face à ce tableau morbide, pourtant, le ground zero n’est pas abandonné aux rats et aux vautours… Quand l’espoir est incertain, l’espérance se met à briller.

Beyrouth
Photo: Maya-Maria Torbey

Je reviens sur mes pas vers ce jour où nous nous sommes croisés, Samer et moi, sans nous connaitre, un balai sur les épaules, devant le bâtiment méconnaissable de l’Électricité du Liban. C’était le mercredi 5 aout. Sur la façade de l’immeuble ouvert aux quatre vents, seul le mot Liban était toujours en place. Nous étions alors surs que, quoiqu’il advienne, ce pays tiendrait debout comme ces cinq lettres tenaces devant nos yeux.

Il a fallu quelques jours pour ôter les rimes à nos vers. Devant ce même tableau, le 8 aout, je me demandais plutôt s’il ne restait de ce pays que son nom… 

Mars 2021. Je retrouve Samer, Fadi et Layal.

Samer me dit : « À l’échelle macro, il ne reste plus grand-chose du Liban. » Même son de cloche pour Fadi qui a perdu sa maison à Achrafieh où, de surcroit, il était né pendant la guerre civile : « Les explosions étaient le bed and breakfast de mon enfance. Ça ne me touche plus. Mais je ne veux pas que mes enfants vivent la même chose. C’est tout ! »

« Le plus grand crime serait de ne pas savoir ce qui s’est passé. »

Pour Layal dont l’appartement familial a été lourdement endommagé, « à quoi bon espérer quand on donne tant à son pays, mais qu’on ne reçoit que traumatisme sur traumatisme ? Je ne suis même pas en sécurité dans mon lit ! »

« Tu seras un homme, mon fils » (Rudyard Kipling)

Je m’embarque donc avec mes trois témoins à la recherche d’une lueur d’espoir… mais comme le reprend Fadi, « je ne sais pas trop où la chercher » sans être dans le déni de la réalité. 

« Je ne vois pas ! Trouve-moi mes lunettes ! » s’écriait ainsi Layal. Le souffle de l’explosion l’avait propulsée de sept mètres en arrière. 

« Le 4 aout n’est qu’une conséquence dévastatrice de 30 ans de corruption », me tend une perche Samer. « C’est insensé de s’attendre à ce qu’un criminel se juge lui-même. Si on ne sait pas encore ni pourquoi ni comment l’explosion a eu lieu, on a la certitude que tous les responsables politiques et militaires, depuis 2014, étaient au courant de cette quantité monstrueuse de nitrate d’ammonium au port. La vérité est claire, elle n’a pas besoin d’être établie. »

Fadi, comme tant de victimes qui se relaient en vidéo sur les réseaux sociaux, exige « une mission d’enquête des Nations Unies et la coopération immédiate des États concernés » pour que « ce crime contre l’humanité commis par la classe politique libanaise corrompue » ne reste pas impuni. « Le plus grand crime serait de ne pas savoir ce qui s’est passé. »

Juriste, Layal ne pense pas pour autant avoir été trahie par le droit. « J’ai été trahie par mon pays », précise-t-elle. Alors cette fois, n’en déplaise à Kipling, les Libanais ne semblent pas prêts à rebâtir l’ouvrage détruit de leur vie sans dire un seul mot.

« Espérer, c’est s’engager » (Jean-Paul II)

« Nous ne sommes pas une génération violente. Pour changer, nous devons construire un nouveau modèle de société. » Depuis la révolution en octobre 2019, Samer n’a presque pas quitté la rue. D’abord, pour se faire entendre. Ensuite, pour venir en aide aux plus démunis en cofondant Basecamp, une initiative grassroots née de sous les décombres.

Puisqu’il n’y a plus d’État au bout du fil, c’est donc la société civile et les ONG qui œuvrent pour la reconstruction de Beyrouth, pour la distribution des repas, des médicaments, des produits d’hygiène, pour le soutien psychologique, pour la recherche d’emplois, et même, tout simplement, pour dessiner un sourire d’amitié au coin du quartier.

« Mon espoir ? C’est cette tranche du peuple qui travaille d’arrachepied pour tendre vers une société plus juste et plus fraternelle. On oublie que ce sont les petites victoires qui comptent le plus ! », qu’une toute petite graine a la force de donner le plus grand arbre. « C’est le peuple qui travaille pour le peuple. »

De son côté, Layal tend une main juridique à ceux qui ont perdu leurs papiers : « Ces contributions ont un fort impact. Mais changeront-elles la donne ? Je ne sais pas. Elles permettent au moins de projeter partiellement l’image qu’on veut de son pays », car « le pays est à l’image de son peuple », enchérit Fadi. « Ce sont ces petites âmes, super belles, qui déclenchent l’espoir. Mais en contrepartie, il y a des gens qui les attendent au fusil à chaque bout de champ… C’est le peuple qui fait la grandeur et la misère du Liban. Comme du temps de Hitler, Mussolini ou Lénine », il y a une idéologie occulte, insidieuse du mal, qui affronte une culture de vie qui veut lui résister.

Entrer en espérance comme en résistance

« J’appelle tous les Libanais à poursuivre et à développer des gestes concrets de solidarité. » « J’invite donc tous les Libanais à entretenir et à faire grandir en eux-mêmes, et particulièrement dans les jeunes générations, “la détermination ferme et persévérante de travailler pour le bien commun : c’est-à-dire pour le bien de tous et de chacun parce que tous nous sommes vraiment responsables de tous”. » (Jean-Paul II, Une espérance nouvelle pour le Liban)

Peut-être, précisément, c’est aujourd’hui que s’incarne le cri de Jean-Paul II en 1997 : « Espérer, c’est s’engager ». Parce qu’il y a en chacun de nous ce besoin puissant d’espérer envers et contre tout, et tous parfois, qu’aucune nuit n’est définitive.

Or, l’espérance ne peut être étrangère à nos espoirs humains qui tendent vers ce possible que nous ne voyons pas encore, mais qui est là, parce que voir ce qu’on espère ce n’est plus espérer (Rm 8, 24), et donc, ne plus s’engager à grandir en liberté et responsabilité, à embrasser notre humanité, à combattre pour la justice et la fraternité.

L’espérance devient ainsi ce don humble et exigeant des petits pas, mais qui entraine tout, parce qu’elle est concrète, parce qu’elle nous met en route, et parce qu’elle nous transforme en chemin. Elle est la vertu du temps. Et nous sommes des êtres de la durée pour qui l’espoir peut s’éteindre, mais jamais l’espérance (Rm 5, 5). Parce qu’elle est l’image même du Fils de l’Homme, elle passe donc toujours par l’homme. Tout homme. Il en devient le porteur, le serviteur. Quoiqu’il advienne.


Maya-Maria Torbey

Pèlerine dans l’âme, Maya cherche à sillonner les chemins d’ici et d’ailleurs à la rencontre de visages et d’histoires, au croisement de l’interculturalité et de la mission. Libano-Canadienne, médiatrice avec une formation juridique et sociale, elle s’engage pour la fraternité humaine et le partage.