Photo: Pixabay - CC
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Faire du neuf avec du vieux

Depuis des décennies, le traitement médiatique de l’Église se résume souvent à la considérer sous la grille d’analyse politique opposant le conservatisme au progressisme. L’Église est-elle donc progressiste ou conservatrice ? L’erreur des myriades de réponses se trouve dans un déficit critique devant la question elle-même. Elle n’est pas nécessairement un ou l’autre. Elle peut être les deux à la fois, en autant que les éléments idéologiques de chacun des camps soient purifiés.

Selon moi, la réponse la plus juste à cette disjonction construite est qu’un vrai conservateur ne peut qu’être pour le progrès et que le vrai partisan du progrès ne peut qu’être conservateur. L’enjeu, c’est celui de la transmission, de ce partage de l’héritage entre les générations, donnant aux plus jeunes les instruments pour continuer le travail d’une existence humaine toujours plus conforme au projet de Dieu.

La modernité se caractérise par un rapport conflictuel avec le passé. Selon cette perspective, l’histoire n’est plus conçue d’abord comme une étape d’un chemin, mais comme une tare à renier. Suivant cette logique, notre société est donc de plus en plus conçue comme l’avènement d’une ère nouvelle essentiellement différente du reste de l’histoire humaine.

Rupture et continuité

D’une conception de la continuité, nous sommes passés à une vision de la rupture.  Incarnée pour la première fois politiquement lors de la Révolution française, cette trame narrative s’est imposée au cours des siècles jusqu’à aujourd’hui. L’Église ne fut pas exemptée des influences positives et néfastes de cette logique émancipatoire, d’où les expressions de catholiques « conservateurs » ou « progressistes ».

Sans anachronisme historique qui imposerait une lecture binaire de l’histoire, il est possible de voir l’irremplaçable impact de l’Église sur le progrès humain et civilisationnel. Que ce soit dans les domaines philosophique, social, artistique, musical, littéraire, mathématique, scientifique, architectural, alimentaire et j’en passe, le catholicisme est sans contredit la force de progrès la plus puissante de l’histoire de l’humanité.

Chose intéressante à noter, le ralentissement du développement, voire même la décadence, de certains de ces domaines semble être proportionnels à la disparition culturelle de la foi catholique.

L’enjeu primordial n’est-il donc pas aujourd’hui celui de la transmission de cette foi dont le progrès de la civilisation humaine dépendrait de façon urgente ? Permettre le progrès durable de notre monde ne dépendrait-il pas, en dernière analyse, d’une « préservation des richesses culturelles de l’humanité au sens le plus large du terme » (No 143) et d’une conservation au sens littéral du terme?

Comme disait le Bienheureux Paul VI:

Les progrès scientifiques les plus extraordinaires, les prouesses techniques les plus étonnantes, la croissance économique la plus prodigieuse, si elles ne s’accompagnent d’un authentique progrès social et moral, se retournent en définitive contre l’homme.

Pour bien comprendre cette mission conservatrice de l’Église et de l’accent qu’elle doit aujourd’hui mettre sur cet enjeu, nous pouvons nous référer à une autre de ses « préférences » : « l’option préférentielle pour les pauvres ».

En effet, lorsque l’Église souligne sa proximité avec les pauvres, les malades et les exclus, nous ne devons pas en conclure à une acception de personne. Au contraire, cette attitude se veut la plus inclusive possible. Chercher les personnes aux périphéries (No 20), les « brebis égarées » ne signifie pas un manque d’amour pour le troupeau, mais une volonté de l’élargir ! Dieu aime le riche et le pauvre, il n’exclut personne.

La principale raison de cette préférence est que l’Église sait pertinemment que le monde aura toujours un malaise à côtoyer la souffrance et la faiblesse. À une époque où la force et l’indépendance sont des valeurs promues par la société, il est évident que les personnes exclues seront de plus en plus nombreuses, d’où les soins particuliers dont ils font l’objet de la part de l’Église.

Progressiste parce que conservatrice?

Quel rapport avec la dimension conservatrice de l’Église me direz-vous ? Eh bien, de la même manière que l’Église a une « option préférentielle pour les pauvres » du fait que le monde aura toujours, et à fortiori à notre époque, une méfiance et une tendance à nier la souffrance, elle doit reconnaitre et mettre en acte son « option préférentielle pour la conservation ».

Puisque notre monde est actuellement en voie de décomposition familiale, sociale, scientifique, politique et, même, ecclésiale, l’Église doit miser sur la préservation et la transmission de son « trésor » anthropologique bimillénaire.

L’Église est donc, dans l’ordre, conservatrice et progressiste. Progressiste parce que conservatrice, elle est aujourd’hui en marche au côté d’une humanité aussi fascinée qu’effrayée par le monde qui s’ouvre devant elle. Si elle veut être une force à l’avant-garde telle qu’elle le fut durant les deux premiers millénaires de son existence, elle doit se joindre à la mission d’Albert Camus :

Chaque génération, sans doute, se croit vouée à refaire le monde. La mienne sait pourtant qu’elle ne le refera pas. Mais sa tâche est peut-être plus grande. Elle consiste à empêcher que le monde se défasse.

Dans ce contexte, l’intellectuel catholique doit être plus que jamais soucieux de suivre le conseil de Jésus selon lequel « tout scribe devenu disciple du royaume des Cieux est comparable à un maitre de maison qui tire de son trésor du neuf et de l’ancien. » (Mt 13, 52).

Francis Denis

Francis Denis a étudié la philosophie et la théologie à l’Université Laval et à l'Université pontificale de la Sainte Croix à Rome. Il est réalisateur et vidéo-journaliste indépendant.