Un texte de Shawn Paradis
« Lorsque la vérité nous offense, nous préférons mentir et ce, jusqu’à l’oublier complètement, mais la vérité demeure toujours là. Chaque mensonge que nous proférons accroit notre dette envers elle. Tôt ou tard cette dette doit être payée. C’est ainsi qu’explose un réacteur RBMK (ancien modèle de réacteur nucléaire de l’Union soviétique). Par le mensonge. »
– Valeri Legassov dans « Tchernobyl »
Ces quelques paroles résument avec éloquence le thème de la série Tchernobyl et justifient l’accueil favorable de la critique. En cinq heures à peine, l’émission produite par HBO relate prodigieusement le déroulement des évènements de la première et pire catastrophe nucléaire du XXe siècle.
Le génie cinématographique de Craig Mazin ne réside pas uniquement en sa qualité artistique. En effet, quoique Tchernobyl soit un chef-d’œuvre du point de vue de la forme, elle se démarque aussi par la justesse de son fond.
Au travers des évènements qui entourent l’explosion de la centrale nucléaire soviétique Lénine, le scénariste Craig Mazin, en fin psychologue, nous dévoile la capacité troublante d’un peuple à s’autosaboter en se voilant la face devant un cataclysme inexorable.
Devant la perspective d’une mort aussi sordide que certaine du peuple entier, la majorité des responsables ont choisi librement le mensonge. Ce chemin ne pouvait que les mener à l’échec le plus total.
L’idéologie
C’est en partie en raison de l’idéologie soviétique que les antagonistes de Tchernobyl décident d’occulter les faits manifestes de la menace. Jouer à l’autruche et se mentir à soi-même est d’ordinaire le corolaire des idéologies.
Paradoxalement, l’idéologie est perçue par ses partisans comme une vérité absolue. C’est le principe à partir duquel on juge de tout, et ce même jusqu’à nier l’évidence. Il s’agit là d’une espèce de dédoublement schizophrénique, qui forme un élément constitutif du mal agissant dans le cœur de l’homme.
Schizophrénie ou dissonance cognitive, ce phénomène demeure un mystère de l’âme humaine. Chacun en fait l’expérience à différents degrés ; chacun selon sa volonté.
C’est l’idéologie qui donne au crime sa justification et au scélérat la fermeté durable dont il a besoin. Elle lui fournit la théorie qui lui permet de blanchir ses actes à ses propres yeux comme à ceux des autres et de recueillir, au lieu de reproches et de malédictions, louanges et témoignages de respect.
Alexandre Soljenitsyne, L’archipel du goulag
Le cœur comme lieu de vérité
S’il est vrai que l’idéologie aliène un peuple par rapport à la vérité et à lui-même, elle n’en est pourtant pas la cause la plus profonde. En blâmant seulement l’idéologie ambiante, on tend vers une déresponsabilisation des personnes qui y adhèrent.
En effet, qu’il s’agisse du cas de Tchernobyl, de la Shoah, ou encore du régime stalinien, la lâcheté individuelle de la majorité demeure la principale responsable du succès des oppresseurs. C’est elle qui empêche de dire le bien que l’on pense et de taire le mal que l’on observe. C’est encore elle qui nous fait proférer des paroles contraires à nos principes par désir de plaire aux yeux du monde ou par crainte de châtiment.
Le mal qui est à la racine de cette lâcheté n’est pas un concept confus flottant quelque part à l’extérieur de nous. Il surgit de notre cœur parce que nous le voulons.
Peu à peu, j’ai découvert que la ligne de partage entre le bien et le mal ne sépare ni les États ni les classes ni les partis, mais qu’elle traverse le cœur de chaque homme et de toute l’humanité.
Alexandre Soljenitsyne, L’archipel du goulag
Du microcosme au macrocosme
La série nous dévoile que si le mensonge se répand de façon macrocosmique – en gangrenant un pays tout entier – c’est parce que l’immense baobab de ce mensonge a d’abord germé de façon microcosmique dans le cœur de l’individu.
Faisant écho à une actualité vivante, Tchernobyl évoque par son aspect apocalyptique le fardeau réel qu’est l’abomination enfouie dans le cœur de l’homme. Comme l’étymologie du mot apocalypse (« dévoiler, enlever le voile ») le suggère d’ailleurs, Tchernobyl nous rappelle la réalité terrible des conséquences de notre aveuglement volontaire.