Dérives libertaires

À 14 ans, Camille Kouchner apprend que son frère jumeau est agressé sexuellement par leur beau-père, un professeur d’université très en vue dans les beaux milieux parisiens. Son frère souffre, mais il refuse de parler et demande à sa sœur de garder ce lourd secret.

La familia grande (Seuil, 2021) ne raconte pas seulement l’histoire glauque d’un inceste et l’éclatement d’une famille, il décrit les valeurs troubles d’une « gauche caviar » – ce sont les mots de l’auteure. Un portrait à charge, certes, qui n’a cependant rien d’un pamphlet idéologique. Avec beaucoup de sensibilité, elle montre le versant sombre d’une pensée libertaire très en vogue après Mai 68.

Ce que dénonce Camille Kouchner, c’est une conception dévoyée de la liberté qui expose les plus vulnérables à l’égoïsme et aux tentations mortifères des plus forts.

Nul ne contestera que, pour des enfants légalement assujettis à des pères alcooliques, violents, abuseurs ou à des parents indifférents ou insensibles, la famille traditionnelle d’autrefois ait pu être une véritable prison. Bien des familles trainent des histoires d’enfants battus, violés, négligés ou d’oncles et de grands-pères pervers. Nulle nostalgie chez moi de la famille « traditionnelle » qui, parfois, étouffait des souffrances jugées honteuses.

Cet article est aussi paru dans notre magazine de mai/juin 2021. Cliquez sur cette bannière pour y accéder en format Web.

Le bien des enfants ?

Durant les années 1970, des militants d’une gauche généreuse et souvent chrétienne ont convaincu les États occidentaux de faire de l’enfant un véritable sujet de droit. Le Québec de cette époque se dote d’institutions qui allaient mieux protéger les enfants et met sur pied un tribunal spécial. Même si le système mis en place est loin d’être parfait, ceux qui y œuvrent font de leur mieux pour secourir les enfants négligés ou maltraités.

En 1991, le Canada de Brian Mulroney ratifiait la Convention relative aux droits de l’enfance, un traité international dont l’une des instigatrices fut la juge québécoise Andrée Ruffo. Les États signataires doivent « assurer à l’enfant la protection et les soins nécessaires à son bienêtre » (article 3). Rien n’est parfait, mais des recours juridiques existent, ce qui constitue une véritable avancée.

Pour une autre gauche libertaire cependant, « libérer » les enfants, c’était les entrainer dans un monde de jouisseurs, abolir toute distance entre les adultes et leur progéniture, initier même leurs adolescents à une sexualité précoce.

Après tout, répétait la mère de Camille Kouchner, le sexe n’était-il pas davantage un « jeu » qu’un « enjeu » ? L’« autorisé » et l’« interdit », répétait le beau-père aux enfants de sa conjointe, n’était-ce pas une « affaire personnelle » ? Étonnante leçon de droit pour un juriste…

Liberté meurtrière

Le déni de la mère devant les révélations de ses jumeaux, après 2008, montre que cette philosophie allait parfois jusqu’à banaliser cet interdit absolu de l’inceste : après tout, il ne s’agissait que de fellations, répètera-t-elle pour dédouaner le beau-père…

La liberté est une valeur magnifique et extrêmement précieuse, trop peu valorisée par les sociétés traditionnelles. « La liberté aussi vient de Dieu », répétait autrefois le père dominicain Georges-Henri Lévesque. Ce que dénonce Camille Kouchner dans son récit, c’est une conception dévoyée de la liberté qui expose les plus vulnérables à l’égoïsme et aux tentations mortifères des plus forts.


Éric Bédard

Historien et professeur à l'Université TELUQ, Éric Bédard est aussi vice-président de la Fondation Lionel-Groulx, dédiée à la promotion de l’histoire du Québec. Il est notamment l’auteur de Survivance (Boréal, 2017) et de L’histoire du Québec pour les nuls (First, 2019).