Le Caire (Pixabay - CC)
Le Caire (Pixabay - CC)

Le prix d’une jambe [Journal d’Égypte #1]

En mission au Caire depuis près d’un an, j’ai ressenti – tout comme la majeure partie de la population – les conséquences de l’effondrement de la monnaie locale.

De façon directe : une hausse généralisée des prix, spécialement par rapport à tout ce qui touche l’importation et les médicaments, ainsi qu’une pénurie de certaines denrées de base, notamment du sucre. Exemple anodin vous dites ? La belle affaire! Ôtez-le de votre quotidien et vous verrez que la vie se révèle bien plus amère!

Voici le journal d’un Québécois, relatant quelques impressions sur une Égypte aux innombrables défis.

Le taxi et le garagiste

L’incident suivant, dans lequel s’est trouvé être impliqué un ami étranger, dresse assez bien le tableau de la situation.

Alors même qu’il embarque dans un taxi et gesticule à l’endroit du chauffeur pour se faire comprendre un tant soit peu, il finit par occuper tellement son attention que ce dernier ne voit pas la jambe d’un mécanicien qui dépasse de sous la voiture qu’il est en train de réparer – chose particulière dans les quartiers populaires, les garages sont à même la chaussée…

Toujours est-il que le taxi happe la jambe trainant dans la rue et lui roule dessus. La voiture s’arrête, le conducteur et son passager sortent, les deux s’excusent, offrent leur aide, tandis que l’éclopé souffrant mort et passion ne blâme pas et endure. Mon ami insiste pour l’amener à l’hôpital, dans son état ils ne peuvent le laisser là.

À sa grande surprise, le blessé résiste, amoindrit son mal, néglige l’affaire.

Au mieux, il se replacera lui-même les os cassés ou bien il laissera le temps faire son œuvre pour terminer boiteux…

« Non de non! il faut qu’il soit soigné, pansé et plâtré! », réplique l’étranger. Rien n’y fait, le mécano ne lâche pas prise, il restera comme ça. Au mieux, il se replacera lui-même les os cassés ou bien il laissera le temps faire son œuvre pour terminer boiteux…

Atterré, après maintes insistances, mon ami se résout finalement à l’abandonner à son sort, il retourne tout penaud à la maison qui n’est pas bien loin. Les emplettes attendront.

Étrange histoire. Tragique histoire. Pourtant, elle doit être si courante…

Le cout de la vie

Lorsque j’ai entendu le récit, je suis resté surpris et secoué par l’attitude opiniâtre du mécanicien. Je le racontai donc à ma vieille professeure d’arabe dialectal et là je compris la dure réalité des choses.

Elle me dit : « Bien sûr! Pour cet homme qui gagne son pain de peine et de misère à la sueur de son front, il ne convient pas qu’il aille à l’hôpital. » Eh… Comment? lui ai-je rétorqué d’un ton scandalisé. « Oui! D’abord, aller là-bas veut dire pour lui de laisser son ouvrage du jour et l’argent qui vient avec. Ensuite, c’est payer pour une consultation dont il n’a pas les moyens et qui l’amènera à débourser pour des soins et de la médication qu’il a encore moins les moyens de s’offrir. À quoi bon ? »

De quoi chauffer à blanc notre commisération…

Et le chauffeur de taxi, lui, il pourrait payer ne pensez-vous pas? Pas si simple… le pauvre homme a certainement proposé d’aider, mais sa condition générale n’est pas bien meilleure. Et étant donné que c’était un accident, il n’est guère obligé que moralement, ce qui n’est pas négligeable dans ce pays, loin de là, mais n’empêche qu’il ne peut compromettre la subsistance de sa famille.

Dans tous les cas, le blessé n’aurait jamais accepté d’être entièrement à sa charge, c’est culturel, ça ne se fait pas. C’est une question d’honneur! Dieu sait ce qu’ils auront conclu finalement…

Quelle classe moyenne ?

Il me semble que cette péripétie nous donne une bonne idée de la réalité socioéconomique du commun des mortels en Égypte, du Cairote moyen (à des lieux de la classe moyenne comme on l’entend) ou de l’habitant de la Haute-Égypte qui est plus près du clodo que du bourgeois québécois.

Selon moi, les conséquences de cette crise font resurgir d’autres problèmes plus anciens et plus profonds, dont les racines souterraines sont trop souvent occultées par une culture de l’honneur.

À suivre…

Emmanuel Bélanger

Après avoir commencé son cursus théologique et philosophique au Liban, Emmanuel Bélanger a complété son baccalauréat en philosophie à l'université pontificale Angelicum. Sa formation se ponctue de diverses expériences missionnaires au Caire, à Alexandrie, au Costa-Rica et à Chypre.