Photo: Facebook/Le Trident
Photo: Facebook/Le Trident

Le mal comme une soupe au poisson

– Je m’appelle Gabriel, ça veut dire homme fort de Dieu. C’est biblique.

– Tes parents étaient religieux? 

– Non, ma mère était athée, marxiste. Ils aimaient le nom, c’est tout.

 *

La pièce de théâtre Quand la pluie s’arrêtera, présentée cet hiver au théâtre du Trident, nous a fait voyager tranquillement au cœur de l’insolente et irrésistible puissance du mal. Certains y ont vu une « grande pièce environnementale ».

C’est, je crois, en limiter beaucoup la portée.

J’y vois bien plus une métaphore sur l’impossibilité de se dérober aux blessures du passé, aux cicatrices du temps, plutôt qu’au temps qu’il fait.

Au-delà de la météo

Le malheur ne vient pas tant d’un dérèglement climatique (il tombe littéralement des cordes), ni historique (les soldats soviétiques qui marchèrent sur Prague en 1968), ni politique (le déclin de l’empire américain, de 2017 à 2039).

Non, le mal qui afflige les personnages de la pièce d’Andrew Bovell ressemble à une banale soupe au poisson. Une recette fade qu’on répète de génération en génération parce qu’on semble voués à le faire. À une chambre sale, humide et infectée d’insectes qu’on repeint en blanc – mais pas trop blanc parce que ça fait un peu hôpital – chacun à son tour comme si la fatalité le demandait. Une répétition infernale.

Et surtout, un père qui est incapable de s’occuper de son fils et qui s’enfuit.

Un grand trou noir

Le drame se développe par fragments, grâce à une mise en scène et un scénario ingénieux. L’histoire commence en 2039, en Australie. Au milieu d’une pluie diluvienne et incessante, un poisson tombe du ciel aux pieds de Gabriel York.

Cet évènement, prédit par son grand-père Henri Law quelque 80 ans plus tôt, marque la fin d’un cycle de malheur. Le début d’un temps nouveau. Une fin du monde, en quelque sorte.

Gabriel, au fil d’un long monologue, nous parle d’un fils qui vient de l’appeler, un fils qu’il a abandonné il y a une vingtaine d’années et qui maintenant le cherche. Il panique. La thématique de l’angoissante incapacité d’être parent se répètera à plusieurs reprises, mais la pièce nous en montre ici les conséquences avant de nous montrer les causes.

Le récit fait ensuite un grand bond en arrière. Nous nous retrouvons en 1968, alors qu’Henri apprend que sa femme Elizabeth est enceinte. Le scénario complexe déplie les différentes couches de mystère qui composent ce drame familial. La mise en scène nous parle autant que les mots. Les comédiens qui jouent les personnages des différentes époques se côtoient sur scène, se parlent même parfois à eux-mêmes. Ils sont physiquement en contact et leur proximité exprime ce lien invisible qui les unit, qui les force à répéter sans cesse les erreurs du passé.

Un grand trou, carré, occupe le milieu de la scène. Les comédiens l’évitent continuellement, avec une prudence implicite. Ils font avec, comme si sa présence était naturelle. Le spectateur, lui, se dit qu’un faux pas suffirait à envoyer quelqu’un au fond et à se rompre les os. Sa présence nous crie silencieusement que l’histoire qui est en train de se jouer n’est pas sans danger. Elle peut être fatale. Elle le sera d’ailleurs pour quelques-uns.

Et il y a, évidemment, la pluie. On a l’impression que, plutôt que de faire partie d’un discours écologique, elle extériorise simplement les tremblements intérieurs et les torrents de l’âme humaine. Il y a bien sûr un contexte, le réchauffement climatique, mais il participe plus à la cohérence de l’ensemble qu’il ne le constitue.

Fouiller le mal

Au centre du drame se trouve le péché d’un homme, Henri. Sa faute l’oblige à partir et devenir ainsi une figure mythique pour son fils. Ce dernier poursuivra un fantôme toute sa vie. Il se fera dire de laisser les morts s’occuper des morts et, bien qu’on sentira un moment qu’il échappe à cette aspiration du passé, il finira par subir le même sort que son père, comme entrainé par lui. Il laissera derrière lui un autre fils sans père. Une femme enceinte et en deuil. Le petit garçon qui naitra est Gabriel York, celui qu’on voit au début, fils de Gabriel Law et Gabrielle York.

Cet enchainement est celui d’hommes et de femmes qui répètent le mal qui leur a été fait sans comprendre pourquoi. Ils se débattent dans leur vie trouée comme on se débat dans la boue d’une lagune australienne, où on peine à discerner le sol de la mer ou la mer du ciel. Même le personnage qui en est à l’origine ne sait pas d’où vient le mal qui l’habite.

La pièce de Bovell montre bien que le péché n’a pas que des racines profondes. Elle fouille le mal. Elle met à jour ses ramifications, ses branches qui sortent de terre et se dispersent, ses fruits de toutes sortes. L’un de  ces fruits est la coupure avec le réel. Un réel trop dur à voir.

Elizabeth chasse son mari qu’elle avoue aimer encore. Elle prive son fils de la vérité en gardant le silence. Gabrielle se perd dans la démence. Le jeune Gabriel n’a aucun souvenir de son père, bien que ce dernier soit parti alors que son fils avait déjà sept ans. Il y a aussi l’aliénation ordinaire de la jeune Elizabeth, qui déclame des phrases creuses de Diderot au lieu de regarder en face la perversion de son mari. Le remède, hors de portée, semble être une vérité qui ne veut pas se manifester.

Une providence d’amour, un courage ponctuel et miraculeux, comme un poisson tombé du ciel.

Comme le nom de Gabriel, on pourrait dire que son histoire aussi est biblique. C’est le motif de la faute originelle se répétant inlassablement chez des hommes qui semblent la transporter dans leurs gènes. Un mal aux origines insondables et une providence d’amour. Un courage ponctuel et miraculeux (comme un poisson tombé du ciel), qui produit une cassure dans la froide mécanique du mal.

Le microcosmique universel

De l’histoire humaine qui se peuple des fantômes ancestraux, des blessures transportées sur toute une vie et parfois deux ou trois, de ces sursauts du passé dans la vie actuelle, la pièce témoigne de l’apparente préséance du mal sur le bien, qui forge la destinée humaine depuis des millénaires. Elle raconte l’histoire microcosmique universelle. On est au niveau de la personne, mais en même temps de toutes les personnes.

Que fait-on de l’héritage qu’on reçoit? De toutes ses lacunes? Y a-t-il une porte de sortie?

Elle raconte aussi l’avènement surprenant de la guérison, presque inattendue. En relatant avec force toute l’étendue de la brisure, elle transporte avec elle l’émotion de la réparation. Gabriel est retrouvé par son fils et la pluie peut, finalement, cesser de tomber.

Gabriel Bisson

Physiquement bellâtre, intellectuellement ambitieux, socialement responsable, moralement innovateur, Gabriel croit aux choses qu'on peut prouver, mais aussi à certaines choses qu'on peine parfois à rationaliser. Ingénieur, il met son amour des lettres et du dessin au service de notre média.