Crédit: Yan Breuleux. Image du film «Tempêtes». Gracieuseté de l'artiste.
Crédit: Yan Breuleux. Image du film «Tempêtes». Gracieuseté de l'artiste.

Évoquer la fin du monde

Le Centre d’exposition Plein Sud (sis dans les murs du Cégep Édouard Montpetit de Longueuil) présente jusqu’au 8 avril prochain l’exposition collective Transmission (1). Celle-ci est commissariée par le professeur d’histoire de l’art et de cinéma Pierre Ranou dans le cadre des 50 ans de la fondation des Cégeps.

La question de départ était la suivante : que sont devenus les diplômés du programme d’arts plastiques de cet établissement d’enseignement ? Le commissaire a sélectionné douze anciens étudiants de différentes cohortes qui sont aujourd’hui artistes professionnels.

J’y suis allée faire un tour, car j’ai personnellement eu l’honneur d’être choisie, mais mon attention s’est longuement arrêtée sur le travail d’un « artiste doyen » (cohorte de 1990), Yan Breuleux, que je connaissais seulement de nom et dont je n’avais jamais encore vu d’œuvres.

Crédit: Yan Breuleux. Image du film «Tempêtes». Gracieuseté de l'artiste.
Crédit: Yan Breuleux. Image du film «Tempêtes». Gracieuseté de l’artiste.

Son film Tempêtes m’a littéralement subjugué !

Il s’agit d’une bande vidéo expérimentale (2) de 21 minutes qui consiste en une « composition audiovisuelle [reposant] sur une libre interprétation des œuvres tardives du peintre Joseph Mallord William Turner ». (3)

Plus précisément, « l’œuvre se présente comme un voyage à l’intérieur de multiples paysages chaotiques en constante mutation. Organisée sous la forme d’une suite de tableaux, Tempêtes associe des visuels synthétiques de nuages de particules à une composition électroacoustique réalisée à partir des sons de la violoncelliste Soizic Lebrat ». (4)

Technoromantisme

En fait, Tempêtes – et certaines autres œuvres de l’artiste –, s’inscrit dans un courant récent qui allie art et science et qu’on appelle technoromantisme. Comme son nom l’indique, il s’agit de marier la technologie visuelle et sonore aux caractéristiques du romantisme, mouvement artistique qui, comme on le sait, est apparu en Europe à la fin du XVIIIe siècle et traversera tout le XIXe.

L’expression des sentiments personnels (particulièrement la passion amoureuse et la souffrance), la nostalgie, la mélancolie, le gout pour la nature, les ruines, la solitude, le rêve, le fantastique, les voyages, l’histoire (particulièrement le Moyen-Âge), le combat politique, ainsi que la quête de spiritualité sont les principaux traits et thèmes du romantisme.

Mais il y a aussi le sublime (conjugué parfois au pittoresque). Cette notion se définit par quelque chose d’une grande force et amplitude qui transcende l’homme et qui suscite chez lui une crainte.

Le sublime porte en lui l’évocation d’une beauté immense, en même temps qu’il provoque un bouleversement intérieur.

C’est d’ailleurs le philosophe et dramaturge Fabrice Hadjadj qui explicitait avec éloquence, il y a quelques mois, en quoi la véritable beauté nous échappait et qu’elle peut être potentiellement source d’angoisse pour l’homme.

Le sublime porte précisément en lui l’évocation d’une beauté immense, en même temps qu’il provoque un bouleversement intérieur. Il annonce également une menace potentielle ou imminente qui peut causer la destruction et la mort de toute vie. (5)

Dans la peinture, cela passe notamment par la représentation de paysages grandioses et infinis, ainsi que par l’illustration des forces de la nature et autres catastrophes, dont la tempête justement.

Or, pour réaliser sa vidéo, Yan Breuleux a non seulement regardé les tableaux tumultueux de William Turner, mais s’est aussi inspiré d’autres sources, notamment d’un des écrits du philosophe Günther Anders (premier époux de Hannah Arendt) qui a fortement milité contre le nucléaire, ainsi que du film Melancholia de Lars Von Trier qui aborde le thème de la fin du monde.

L’artiste retiendra l’hypothèse que la terre pourrait un jour être percutée par un météore ou une planète géante. Ce n’est pas de l’ordre de l’impossible, on est bien d’accord avec lui.

Quoi qu’il en soit, la théorie esthétique du sublime technologique fera son chemin. Avec son logiciel informatique d’images de synthèses, plus spécifiquement en utilisant un générateur de particules auquel sont ajoutés des effets visuels et de turbulence, il parviendra à créer un objet artistique de toute beauté, mais inquiétant et vertigineux.

Peinture en mouvement

On est d’abord impressionné par la virtuosité technique. Véritable tableau en mouvement, cette pièce d’art énigmatique alterne le ralenti à la vitesse en métamorphosant les formes qui sont données à voir.

Crédit: Yan Breuleux. Image du film «Tempêtes». Gracieuseté de l'artiste.
Crédit: Yan Breuleux. Image du film «Tempêtes». Gracieuseté de l’artiste.

C’est ainsi qu’on passe de riches et suaves drapés vers une mer de lave qui se transforme à son tour en des lignes colorées et épaisses telles des flaques de peinture au latex qu’on aurait lancées dans le vide. Un véritable ballet gracieux!

Puis, le ravissement s’amplifie avec cette séquence de stries vigoureuses et lyriques déployées dans l’image comme si on pénétrait au cœur d’un tableau expressionniste abstrait, lequel se change en déferlement de spermatozoïdes fourmillants, puis en banc de poissons sur fond de végétaux marins.

La bande-son, grave et profonde, est particulièrement efficace.

Métaphysique

En plus de la beauté, ce qui frappe l’œil dans ce tourbillon hypnotique, c’est la clarté du détail visuel. Les éléments, même parfois informes, sont si limpides et tranchants qu’ils semblent vouloir nous dire quelque chose de la vérité.

De fait, la vidéo interpelle le spectateur sur des questions philosophiques et particulièrement métaphysiques. Les nuages apocalyptiques et l’évocation du système solaire du début ouvrent le bal en suggérant la potentialité d’une volonté supérieure à la nôtre. On pense ici aux philosophes grecs, en particulier à Aristote avec sa réflexion sur « l’Être premier », ainsi qu’aux penseurs chrétiens (Augustin et Thomas d’Aquin surtout) qui pousseront plus loin ce questionnement.

Qui plus est, le film réfère constamment à la hiérarchie du vivant (cette classification scientifique des espèces : minéral, végétal, animal, humain) et au mouvement de la vie.

Le vidéaste laisse planer l’idée que par abus d’expérimentations et d’orgueil, l’homme en vient à détruire la vie.

En contraste avec la composition des images qui montrent un chaos perpétuel, la biologie semble se battre contre le désordre. Elle nous dévoile la force de sa logique interne et, ce faisant, suggère qu’elle est partie prenante d’un système cohérent qui la transcende. D’où cette impression d’éminente perfection.

Mais l’explosion d’une bombe atomique géante à la fin du film nous rappelle que cette vie est également fragile et qu’elle peut disparaitre en un claquement de doigts.

Nous faisant entrer au cœur de la détonation qui n’en peut plus d’éclater, la caméra est alors implacable. Sans moralisme aucun, le vidéaste laisse planer l’idée que par abus d’expérimentations et d’orgueil, l’homme en vient à détruire la vie.

On n’est pas loin du thème de la chute…

Le film Tempêtes a déjà été présenté au festival d’art numérique Elektra, mais il aurait tout aussi bien sa place dans le volet expérimental des festivals de films où il pourrait certainement décrocher un prix. Car même après quelques années, cette œuvre est encore très actuelle.

Notes:

(1) Il y aura un finissage de l’exposition, le samedi 8 avril prochain de 15h à 17h au Centre Plein Sud. Vous êtes tous invités à venir rencontrer les artistes.

(2) Le cinéma expérimental et l’art vidéo sont des pratiques artistiques qui relèvent à la fois des arts plastiques et du cinéma traditionnel.

(3) Extrait tiré du site de l’artiste.

(4) Idem.

(5) L’Apocalypse, par exemple, contient plusieurs éléments « visuels » du sublime. Ce n’est d’ailleurs pas pour rien que plusieurs artistes s’en sont inspirés au travers les âges.

Stéphanie Chalut

Stéphanie Chalut détient une maitrise en arts visuels de l'Université Laval (2012), ainsi qu'un baccalauréat à l'UQAM (1999) dans le même domaine. S'intéressant à l'image et au récit, sa pratique d’artiste depuis englobe surtout le dessin, mais depuis 2015, l'artiste a fait un retour au 7e art. Son court-métrage (2020) a été présenté en au Cinema on The Bayou Film Festival et au Winnipeg Real to Reel Film Festival​. Ses préoccupations tournent de plus en plus sur les questions spirituelles. Elle poursuit son travail tout en prêtant ses services en tant que coordonnatrice artistique et culturelle dans la fonction publique. www.stephaniechalut.com