Pas très glamour, le thème du veuvage est médiatiquement parlant une sorte d’anti-sujet. Qui s’intéresse aux veuves? Dans l’imaginaire collectif ou encore dans plusieurs endroits dans le monde, les veuves portent le carcan de l’opprobre. Comment la perte de l’être cher peut-elle être vécue de manière à dépasser la stigmatisation? Le Verbe s’est penché sur des façons différentes et audacieuses de vivre le veuvage aujourd’hui.
Il y a quelques années, lors d’une retraite monastique, une pieuse dame attire mon attention. Toute vêtue de noir, elle est recueillie avec révérence dans la chapelle. En échangeant avec elle, j’apprends qu’elle est venue prier pour son mari défunt et qu’elle portera cette couleur durant un an. Dans sa culture antillaise, c’est la tradition qui sert à signifier son deuil aux yeux de la communauté et à se donner du temps pour apprivoiser la mort du proche.
En délaissant la codification du deuil pratiquée par nos aïeux, le Québec contemporain a gommé son rapport symbolique à la mort. À l’autre extrême du spectre, dans plusieurs pays, une ritualisation trop rigide marginalise les femmes déjà en situation de précarité. Chez certains groupes ethniques d’Afrique centrale, les veuves doivent se plier à une série de prescriptions oppressantes: se raser la tête, dormir à même le sol, pleurer à des heures précises, marcher la tête baissée, se badigeonner de cendres. Dans certaines parties de l’Inde, encore aujourd’hui, la veuve est ostracisée, socialement déclassée.
Recouvrer sa dignité
À 81 ans, Angèle Gingras a toujours autant de pain sur la planche. Indienne d’origine, issue d’un milieu aisé, elle a appris à aider les moins nantis par l’exemple de sa famille, des sœurs et des prêtres de son village. Il y a 44 ans, avec son mari canadien, elle a fondé l’organisme SOPAR-Bala Vikasa, qui œuvre dans les régions du sud de l’Inde. Parmi les populations vulnérables visées par l’organisme, les veuves figurent en tête de liste.
«Durant des siècles, en Inde, les veuves étaient brulées après la mort de leur mari. Elles n’avaient plus le droit de vivre. Cette pratique s’est arrêtée il y a 200 ans. Mais il reste que, dans la société actuelle, leur vie demeure difficile», m’explique Mme Gingras.
En plus de vivre l’épreuve déchirante de la mort de l’époux, la veuve perd sa reconnaissance sociale. Dans une cérémonie publique, on lui enlève le bindi (point qui orne le front) et ses bracelets. Elle ne pourra plus jamais les remettre. «Sans le bindi, elle perd sa protection, sa dignité, sa beauté. Comme c’est le signe qu’elle n’est plus mariée, certains hommes peuvent la percevoir comme une “proie facile”», observe Mme Gingras.
La femme endeuillée ne pourra plus assister à des mariages, à des fêtes ou fréquenter un lieu sacré. Des privations qui sont là pour demeurer, puisque la veuve n’a pas le droit de se remarier. «La veuve souffre toute sa vie. Tout le monde la traite comme si elle apporte la malchance. Pour cette raison, il arrive même que la famille élargie la rejette», se désole l’humanitaire indo-canadienne.
L’organisme SOPAR-Bala Vikasa s’efforce de faire évoluer les mentalités sur le terrain et auprès des autorités civiles, des médias et dans les villages où subsistent les anciennes croyances. En tout, 15 000 veuves sont actuellement rejointes par le programme.
Depuis son instauration, des femmes retrouvent leurs bracelets, leurs bindis et osent les porter. Les femmes membres de l’organisme, malgré le fait qu’elles gagnent seulement 2 à 3 $ par jour, redonnent une partie de leur salaire annuel pour aider des orphelins. Une cinquantaine de femmes se sont remariées. Une centenaire, veuve depuis trop longtemps, a pu accomplir un geste significatif dans sa communauté en posant la première dalle d’un nouveau temple. Un homme de 70 ans a tenu tête à son village pour que sa fille puisse se remarier après avoir perdu son mari. «C’est autant de petits changements, mais bien concrets, qui redonnent aux veuves leur dignité», observe la fondatrice de l’organisme.
Veuve à 30 ans
À environ 12 000 km de là, en banlieue de Québec, Marguerite Picard reçoit la visite de deux policiers. Seule avec son fils de six mois, elle apprend, le 17 mai 2018, le décès de son mari, électrocuté au travail alors qu’il émondait un arbre. Du jour au lendemain, elle change brutalement de statut social.
«Ce n’est pas dans l’ordre des choses de se marier au début de la trentaine et d’enterrer son mari après même pas un an de mariage. Nous ne sommes pas dans un contexte sociétal où mourir jeune, ça fait partie de la vie. J’avais l’impression d’avoir raté ma vie. Je me comparais à mes amis fraichement mariés qui allaient avoir plusieurs bébés ensemble. Je me disais que j’allais rester veuve toute ma vie, que personne n’accepterait que j’aie un fils et que j’aime toujours son père, Marc-André.»
Durant les mois suivant la mort de son époux, tout lui parait morne, terne, insipide. Pourtant croyante, Marguerite ne ressent plus la présence de Dieu, si ce n’est dans un acte de confiance qu’elle ne s’explique pas. Au creux de son épreuve, elle en vient à imaginer de mettre fin à ses jours. Elle prend peur. Et peu de soutien existe pour les veuves. D’ailleurs, elle est la première que son psychologue accompagne. Il l’aide à remonter la pente, parallèlement à son cheminement spirituel.
«Avec le recul, j’ai senti que Dieu m’avait portée parce que j’étais capable de me lever chaque matin, de sourire à mon bébé, de cuisiner un peu. J’ai aussi reçu beaucoup d’aide, entre autres de mes beaux-parents. Au fil des mois, j’ai senti que Dieu me voulait libre. Même si mon mari n’était plus là, j’étais aimée de Dieu. Je savais aussi que Marc-André n’aurait pas voulu me voir comme une veuve qui pleure tout le reste de sa vie. Je sentais qu’il me ferait du bien de rencontrer quelqu’un de nouveau qui n’est pas associé à ma vie d’avant.»
Marguerite rencontre Mathieu, aujourd’hui son fiancé, chez des amis communs. Pour Mathieu, c’est le coup de foudre, même s’il doit faire face à l’incompréhension de son entourage quant à son choix de fréquenter une veuve avec un enfant. Marguerite est touchée par sa bienveillance, son écoute respectueuse. Et elle l’est encore plus quand, un an plus tard, elle apprend l’épreuve qu’il a lui-même traversée à l’âge de 17 ans: il a perdu sa petite amie, décédée dans un accident de la route.
La nouvelle alliance
Dans la chapelle du monastère de la Croix Glorieuse à Charlevoix, le 19 décembre 2021, Martine Lever-Cauchon et Danielle Gauthier-Marois sont assises à l’avant, entourées de leurs familles et de leurs amis. L’instant est solennel, chargé en émotions. À la demande du célébrant, elles répondent haut et fort devant l’assemblée: «Me voici!» L’évêque leur remet des alliances qu’elles enfilent à leur doigt, signe de leur engagement envers Dieu. Elles rejoignent ce jour-là les 14 autres veuves consacrées de la province, concentrées dans le diocèse de Québec.
Mgr Pelchat, évêque auxiliaire de Québec, présidait pour la première fois une consécration de veuves. «J’ai été touché par la force de ces femmes de consacrer leur amour à Dieu, dans l’esprit d’un amour conjugal qui se poursuit, au service de l’Église, dans le respect de la simplicité de vie et de la chasteté, dans la prière.»
«Aux origines de l’Église, poursuit Mgr Pelchat, on portait une attention particulière aux veuves, précisément parce que, dans plusieurs civilisations, dans les différents pays où l’Église s’était implantée, les veuves étaient placées dans un état de pauvreté. Dans plusieurs sociétés, l’Église a encore un rôle important à jouer pour défendre la dignité des veuves. Il peut arriver que ce soit par le soutien financier, mais dans nos sociétés, c’est surtout par le soutien fraternel, spirituel et par la reconnaissance qu’elles ont encore un rôle à jouer, qu’elles ne sont pas retranchées de la société et de l’Église.»
La reconnaissance officielle des veuves consacrées date seulement des années quarante dans l’Église universelle. Dans le diocèse de Québec, il n’en existe que depuis 2012. Mgr Laval Bolduc a accompagné les toutes premières veuves consacrées du diocèse, un choix audacieux pour l’époque. Selon lui, la consécration est une manière de transfigurer le deuil en se mettant au service de toute une communauté. «Le service de la veuve consacrée va être spécifique à chacune, selon ses dons et ses capacités. Il s’agit d’un service qui a comme objectif l’évangélisation sous toutes ses formes et l’aide aux plus démunis.»
Présence dans son quartier
Depuis sa consécration en 2015, Céline Morissette vit modestement au cœur du quartier Sillery, à Québec. Les 44 ans de vie commune avec son mari décédé un an plus tôt font place à un quotidien meublé de silence, de prière et d’écoute. «J’essaie d’ouvrir bien grands les yeux dans mon quartier et dans mon entourage pour voir quels sont les besoins», me confie Céline.
«Je veux que ma vie entière devienne prière, dans toutes mes actions.»
La veuve consacrée téléphone à des personnes seules ou les accueille le temps d’un café. Elle aide des familles à faire l’épicerie ou raccommode des vêtements. Elle coud aussi «des tonnes» de mitaines. «Je ne peux pas vous dire le nombre de paires de mitaines. J’ai une fille qui m’a apporté des poches de vêtements pour que j’en fabrique. Je les vends et je donne le montant total. Je ne garde rien pour moi. J’ai donné entre 45 000 et 50 000 $ à l’organisme Secours Tiers-Monde», me raconte Céline sur un ton enjoué.
Dès le matin, Céline a hâte de sortir du lit, non pas pour prendre un café, mais pour retrouver dans la prière la présence de Dieu. «Je veux que ma vie entière devienne prière, dans toutes mes actions. C’est très frappant depuis que je suis devenue veuve. Ça a changé ma manière de voir la vie: je ne perds plus jamais mon temps, car il est vécu avec Dieu», conclut la consacrée, d’une voix douce et sereine.
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Céline, Martine, Danielle, Marguerite, de nombreuses femmes indiennes. Discrètes autant que dévouées au bien de leur communauté, elles sont des milliers au Québec et ailleurs dans le monde. Ces veuves, ces femmes vivent le manque et l’absence de l’être aimé; et pourtant, leur réalité, est le lieu même d’où peut émerger une nouvelle vie, gage de résilience, gage que la mort et la stigmatisation n’ont pas eu le dernier mot.