Thomas More
Illustration : Marie-Hélène Bochud

Thomas More, le prudent martyr

Né le 7 février 1478 et mort exécuté le 6 juillet 1535 à Londres, Thomas More est l’une des grandes figures du catholicisme anglais. Avocat de formation, il exercera certaines des plus hautes fonctions politiques de son époque, notamment celles de président de la Chambre des communes et de lord chancelier, sous le règne d’Henri VIII.

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Homme de la Renaissance, polymathe, More entretiendra une amitié avec l’illustre Érasme de Rotterdam. Défenseur de la foi catholique contre la Réforme protestante, il combattra les hérésies et entretiendra une correspondance publique enflammée avec Martin Luther. Attaché au primat de sa conscience, il sera fait martyr pour avoir refusé de se soumettre aux velléités tyranniques du roi, alors qu’il impose au clergé anglais la reconnaissance de son divorce avec Catherine d’Aragon contre l’avis du pape Clément VII, plongeant les iles Britanniques dans le schisme anglican.

Pour sa défense de l’orthodoxie catholique et sa mort injuste aux mains d’un souverain despotique, Thomas More sera béatifié sous le pontificat de Léon XIII en 1886, puis canonisé sous les auspices de Pie XI en 1935. En 2000, Jean-Paul II fera de lui le saint patron des hommes politiques et des responsables de gouvernement.

L’héritage du saint homme d’État, vénéré pour un exercice constant des vertus de prudence et de force, a notamment été immortalisé sur les planches dans la pièce Un homme pour l’éternité (1960), de Robert Bolt, magistralement mise à l’écran par Fred Zinnemann en 1966.

Homme de tous les talents

Dès son jeune âge éduqué dans les meilleures écoles – il a notamment fréquenté l’Université d’Oxford –, More deviendra le représentant paradigmatique de la Renaissance anglaise. Formé dans la profession d’avocat à l’initiative de son père John, il combine son métier de juriste à sa passion notoire pour l’étude des classiques de la littérature sacrée et profane.

S’il se destine en fin de compte à une vocation laïque, More a également contemplé la vie religieuse. De cette époque de discernement, il a conservé toute sa vie le souci de la volonté de Dieu pour lui, s’adonnant tout au long de son existence terrestre à une pratique religieuse sérieuse et engagée, ainsi qu’à d’intenses pratiques de mortification de la chair.

Au début du XVIe siècle, il contracte mariage avec Joan Colt, sa première épouse, qui lui donnera quatre enfants avant de s’éteindre prématurément, quelques années seulement après leur union. Très vite, More se marie à nouveau, cette fois avec Alice Middleton; de cette union, More n’a pas eu d’enfants.

Fait entièrement nouveau à l’époque, Thomas More tient à offrir une éducation complète à ses enfants, incluant ses filles. Margaret, son ainée, est d’ailleurs connue à ce jour pour avoir été l’une des femmes les mieux instruites du XVIe siècle. Parmi ses travaux les plus importants figure la traduction d’œuvres d’Érasme – dont elle est contemporaine – et d’Eusèbe de Césarée, historien majeur du christianisme des premiers siècles. Nous devons d’ailleurs à son époux, William Roper, une biographie de More figurant parmi les principales sources primaires sur l’homme et son époque.

L’héritage de L’Utopie n’en demeure pas moins divers.
À l’origine d’une tradition littéraire ambigüe,
dont les fruits regroupent aussi bien le réalisme chrétien
que le socialisme utopique, Thomas More est ainsi devenu
une idole mal comprise dans le monde soviétique au XXe siècle.

Nous connaissons, parmi les travaux de More, une histoire du roi Richard III, réputée avoir influencé profondément la pièce de Shakespeare. Or, More est surtout connu pour une œuvre aussi essentielle que controversée, sa célèbre Utopie. En l’écrivant, More ne s’est pas seulement fait l’auteur d’un ouvrage marquant dans l’histoire de la philosophie politique et de la satire, mais aussi le fondateur d’un mot nouveau et d’un genre littéraire qui aura une redoutable pérennité, c’est-à-dire le champ de la littérature utopique et dystopique.

Publiée en 1516 et destinée à un public lettré, L’Utopie de More décrit une société supposée idéale, sise sur une ile et caractérisée par l’égalité, la mise en commun des biens et la simplicité des lois. Par certains aspects, elle rappelle La République de Platon et semble faire la promotion d’une forme non marxiste de communisme. Parmi les éléments les plus controversés de cet ouvrage se trouve la question de l’euthanasie, que l’auteur semble superficiellement encenser.

Les motivations de More à écrire et à publier cet ouvrage – qui demeure l’un de ses hauts faits et l’un des principaux motifs de sa notoriété – ont fait l’objet de débats animés. De nombreux interprètes comprennent L’Utopie comme un récit satirique, lecture fréquemment mise de l’avant quant à la République platonicienne également. More, acquis à l’anthropologie chrétienne, marquée par une conscience aigüe des limites de la raison humaine à la suite de la chute, se serait fait critique d’un certain rationalisme ambiant.

Plusieurs motifs concourent à une telle interprétation. Lorsque L’Utopie est comprise dans l’ensemble de l’œuvre de More – l’un des plus ardents défenseurs de la doctrine catholique à son époque –et traitée à la lumière de sa connaissance avancée des textes anciens, il apparait invraisemblable que, dans son œuvre, le célèbre polymathe anglais ait voulu faire la promotion d’une politique de la table rase et d’un humanisme, au sens péjoratif du terme, caractéristique de certaines tendances en vogue à son époque.

L’héritage de L’Utopie n’en demeure pas moins divers. À l’origine d’une tradition littéraire ambigüe, dont les fruits regroupent aussi bien le réalisme chrétien que le socialisme utopique, Thomas More est ainsi devenu une idole mal comprise dans le monde soviétique au XXe siècle. On ira jusqu’à élever son nom sur un monument révolutionnaire, parmi les inspirateurs du marxisme en action.

Mais, dans le monde catholique, l’orthodoxie de More et son attachement à l’enseignement de l’Église n’ont jamais été sérieusement remis en question.

Défenseur de la foi

Thomas More est contemporain de profondes transformations dans la société européenne, qui à son époque est en pleine transition entre le Moyen Âge et les Temps modernes. Durant sa vie se déroulent certains des évènements les plus importants de l’histoire universelle, comme l’arrivée de Christophe Colomb en Amérique en 1492. C’est également à cette époque que l’unité théologicopolitique européenne est définitivement déchirée, avec la Réforme protestante qui commence sous l’impulsion de Martin Luther.

Initialement, la couronne anglaise, en la personne d’Henri VIII, se positionne comme défenderesse de la foi catholique contre les velléités de Luther et des autres artisans de la Réforme. Pour son Assertio Septem Sacramentorum – une défense des sept sacrements vraisemblablement écrite avec le soutien de Thomas More –, le roi anglais se voit décerner le titre de Fidei Defensor (Défenseur de la foi), un titre toujours porté par le souverain britannique à ce jour, en dépit des évènements qui s’ensuivront.

Durant cette période, More polémique avec les grands représentants de la Réforme, en adoptant un ton parfois brutal, empreint d’une radicalité évangélique qui lui était caractéristique. Parmi ses principaux travaux de l’époque, on retiendra sa Responsio ad Lutherum. Il réagit alors à la réponse que Luther lui-même a fournie à l’opus royal susmentionné.

Dans l’ensemble, ces échanges sont caractérisés par une virilité – voire une vulgarité – étonnante, un style pamphlétaire que certains admettraient difficilement aujourd’hui, quitte à l’excuser, à l’expliquer, par le contexte de tensions extrêmes qui sévissent, alors que les enjeux sont très élevés.

L’activité de More en faveur de l’orthodoxie catholique s’est également étendue à son œuvre d’homme d’État. En effet, alors qu’il était lord chancelier, More a combattu l’hérésie naissante avec la vivacité caractéristique de son époque. C’est d’ailleurs en dépit de certaines de ces actions que More est reconnu comme un saint spécialement attaché au sanctuaire de la conscience, une spiritualité tout anglaise que partageait également saint John Henry Newman.

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Prudent martyr

Si Thomas More est entré dans la postérité, c’est certes en raison de ses écrits magistraux, pour sa défense acharnée de la foi catholique et pour le service qu’il rendit au monarque anglais, mais aussi et surtout en raison de sa fin étonnante: une mort aux mains d’un roi qui l’affectionnait et l’estimait hautement, au point de lui accorder les plus hautes fonctions de l’État. Premier lord chancelier anglais issu du laïcat, il sera en fin de compte l’une des rares figures d’autorité à résister aux inclinations tyranniques du monarque.

On connait la petite histoire: Henri, seulement le deuxième roi de la nouvelle dynastie Tudor, est marié à Catherine d’Aragon, veuve d’Arthur, son frère ainé. Malgré plusieurs grossesses, une seule fille survécut jusqu’à l’âge adulte. Inquiet pour la pérennité de la maison Tudor sur le trône, le roi sollicite auprès de Rome une annulation de mariage, qui ne lui sera pas accordée.

Ces évènements, à la fin des années 1520 et au début des années 1530, ont lieu alors que la Réforme protestante bat son plein en Europe continentale.

C’est au milieu d’eux que More devient lord chancelier en 1529, succédant au cardinal Thomas Wolsey, tombé en disgrâce après avoir échoué dans ses tentatives de faire reconnaitre par le pape l’invalidité supposée du mariage. More, fidèle à l’Église et réputé pour sa droiture, est opposé à l’annulation du mariage d’Henri VIII, qu’il juge valide.

Ses derniers mots passeront à la postérité: il est mort «dans la foi et pour la foi de l’Église catholique, le bon serviteur du roi,
mais celui de Dieu d’abord».

Rapidement, les évènements se complexifient. Résolu à mettre fin à son mariage, sans doute influencé par les idées qui courent dans ce contexte intellectuel bouillonnant, le roi Henri VIII se fait proclamer chef suprême de l’Église d’Angleterre et demande à être reconnu comme tel, ce à quoi se refusent Thomas More et quelques membres du clergé, comme le cardinal John Fischer, qui fut également martyr.

En fin de compte, More quitte ses fonctions en 1532. Trois années plus tard, après de multiples accusations injustifiées, c’est un homme confiné au silence et mu par une extrême prudence qui est mis à mort, notamment après avoir été accusé de haute trahison et reconnu coupable après le témoignage du tristement célèbre Richard Rich, que More accuse de s’être parjuré.

Après s’être astreint à une prudente discrétion durant des années, More révèle le fond de sa pensée et explique les raisons de sa silencieuse dissidence. Attaché en sa conscience à l’intégrité de l’enseignement de l’Église et à son unité, il ne saurait reconnaitre comme justes les libertés prises par le roi. Condamné, comme c’était l’usage pour les traitres, à une peine d’une grande cruauté – Hanged, drawn and quartered (pendu, trainé et équarri) –, il sera plutôt décapité à la demande du roi. Ses derniers mots passeront à la postérité: il est mort «dans la foi et pour la foi de l’Église catholique, le bon serviteur du roi, mais celui de Dieu d’abord».

Martyr d’un genre singulier, Thomas More a exercé la prudence afin de poursuivre le bien de son peuple, celui de sa famille et afin de sauver, si possible, sa vie. Fait intéressant, il est aujourd’hui vénéré également dans la communauté ecclésiale anglicane, celle-là même dont Henri s’est proclamé le chef, comme un «martyr de la Réforme», avec John Fischer, depuis 1980.

C’est dire la portée de son héritage et la ténacité de sa réputation.

Benjamin Boivin

Diplômé en science politique, en relations internationales et en droit international, Benjamin Boivin se passionne pour les enjeux de société au carrefour de la politique et de la religion. Toujours prêt à débattre des grandes questions de notre époque, il assume le rôle de chef de pupitre pour les magazines imprimés au Verbe médias.