Mes enfants sont égocentriques. Est-ce une faute? Pas en essence. Cet égocentrisme est une condition naturelle, pas foncièrement bonne ou mauvaise. Une condition qui les habite et qui, au demeurant, nous habite tous, toute notre vie. Faire simplement un pas vers l’autre, c’est le ressentir, ce rugissement du moi, cet appel du nombril qui, à la manière d’un élastique, nous ramène vigoureusement, quand ce n’est pas violemment, vers nous-mêmes.
L’égocentrisme. Ni le pur état de nature de Rousseau, ni les seules pulsions freudiennes d’un éventuel pervers polymorphe, plutôt notre principale condition naturelle. En sommes-nous prisonniers? En termes simples : oui sans Dieu, et non avec Dieu.
Les origines de l’égo chez l’enfant
Le nourrisson personnifie l’égocentrisme dans sa forme la plus aboutie. Il considère qu’il est littéralement le monde et que le monde est lui. En grandissant, même si l’enfant parvient peu à peu à se représenter une distance entre lui et les autres, sa pensée demeure de nature égocentrique.
Jean Piaget, éminent et influent épistémologue du 20e siècle désormais conspué par plusieurs de ses pairs, en parlait comme du primat de la perspective propre. Un primat qui prend naissance, entre autres, dans l’absence de théorie de l’esprit, cette idée qui suppose que je sais que la pensée de l’autre n’est pas la mienne.
Jouer à la cachette avec un enfant révèle sa nature égocentrique lorsqu’il se cache derrière ses mains et, puisqu’il ne voit plus, croit que personne ne le voit. De même en témoigne un enfant qui devient enragé si je ne comprends pas tout de suite ce qu’il désire, alors que lui se le représente clairement en tête. Quant à celui qui passe par-dessus des jouets ou des objets qui trainent, mais sans les ramasser, il faut bien comprendre : ce n’est pas qu’il les voit et consciemment néglige d’aider, c’est précisément qu’il ne les voit pas! Sa pensée, encore recroquevillée sur elle-même, fait complète abstraction de ces objets lorsqu’ils ne sont pas rattachés à son jeu immédiat.
Ainsi, la pensée est d’abord égocentrique. Du reste, et malgré l’apparition d’une théorie de l’esprit, elle le demeure à l’âge adulte. En effet, ce n’est pas parce que je sais dorénavant que l’autre pense différemment de moi que je suis en mesure de me mettre à sa place, voire simplement de m’intéresser véritablement à lui. À dire vrai, je l’avoue, je me sers souvent de la pensée des autres comme d’un tremplin pour ma propre pensée. Au fond, me dis-je, n’est-ce pas la seule qui ait une quelconque valeur?
L’appel du Très-Haut
Suis-je alors condamné à ramener toujours tout vers moi? Suis-je enchainé à ma nature égocentrique? Encore une fois, non, pas avec Dieu! Bien qu’il constitue une condition inexorable qui, depuis le péché originel, se cramponne à notre être, Dieu nous demande de surpasser cet égocentrisme. Et c’est possible : la chaine rattachée à l’égo étant élastique, elle peut se rompre si elle est tendue au-delà de sa limite.
Pour se faire, deux mouvements simultanés s’imposent : diminuer la taille de l’égo et aller à la rencontre de l’Autre.
Diminuer la taille de l’égo
Un peu comme avec les lois gravitationnelles, plus mon égo est lourd, plus il m’attire vers moi-même. Forcément, pour m’en éloigner, me décentrer de moi, je dois réduire sa taille et sa masse. Comment? En entrant dans l’humiliation, entre autres par l’obéissance.
« Si quelqu’un veut marcher à ma suite, qu’il renonce à lui-même, qu’il se charge de sa croix, et qu’il me suive. » (Mt 16, 24)
Il y a une séquence là-dedans. « Si quelqu’un veut aller dehors avec moi, qu’il aille faire pipi, qu’il mette ses souliers et qu’il me suive ». L’ordre des actions est délibéré : je ne veux pas que mes enfants beurrent la maison en allant à la toilette avec leurs souliers sales. J’ose croire que le Christ a bien choisi ses mots et qu’il y a également une logique à cette suite. Or, le premier mouvement en est un de renoncement. Attention, pas un déni ou un oubli de soi! Celui qui renonce ne se hachure pas, il cesse surtout de prétendre à ce qu’il n’est pas. De fait, il se connait en vérité, c’est-à-dire limité et imparfait et, en paix avec cela. En effet, se sachant aimé indépendamment de cette faillibilité, il ne cherche plus à faire valoir sa propre pensée au détriment de celle des autres.
Renoncer, c’est se décentrer de soi. Mais pas horizontalement, sinon je tombe dans l’idolâtrie de l’autre ou dans la vie par procuration. Plutôt verticalement, vers Dieu le Très-Haut.
Aller à la rencontre de l’Autre
Comment l’Autre peut-il me décentrer de moi? Précisément par son altérité. Au début de la vie, c’est d’ailleurs l’absence de réponses immédiates aux demandes du nourrisson et du très jeune enfant (ces réponses, lorsqu’elles viennent, étant au demeurant souvent mal ajustées à ses désirs) qui amène l’enfant à reconsidérer le fait que lui et le monde puissent n’être qu’une seule et même chose. Heureuse imperfection!
Puis, en vieillissant, vivre avec l’Autre force la pensée, en constante recherche d’équilibre homéostasique, à se décentrer tranquillement pour gagner de la perspective et revoir plus largement sa représentation du monde. Quelle bénédiction d’avoir cet Autre – ce prochain, que ce soit mon épouse, mes enfants, un frère, des collègues – lorsqu’il me gosse, me dérange et me sort de moi-même, me met hors de moi! Ainsi, ces prochains me pavent la voie vers la sagesse. Sans eux, je suis condamné au repli sur moi.
Éduquer au renoncement
Dans mon rôle de parent, tout en me laissant déranger constamment par mes enfants égocentriques, il est de bonne guerre de les déranger à mon tour, avec calme et fermeté, par exemple en les responsabilisant, en les exhortant au don de soi, à l’obéissance et à l’inconfort, voire à la souffrance associée, les aidant ainsi dans le chemin de renoncement et de décentration de l’égo qu’ils devront poursuivre toute leur vie.
Vous imaginez les conséquences si toute une génération d’enfants grandissait sans être confrontée à l’Autre dans son altérité et au sens de la responsabilité qui suppose de considérer cet Autre avant soi? On aurait par exemple droit à des adultes narcissiques, qui se désengagent de toute entreprise et de toute relation lorsque ces dernières ne répondent plus à leurs aspirations personnelles, baissant les bras de plus en plus rapidement devant le combat, croyant à tort que la garantie d’une vie réussie passe par le soi-disant bonheur personnel, lequel dépend d’une écoute minutieuse de son horloge intérieure!
Ce serait terrible.