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Commander l’amour avec Halyna Kryshtal

Loi de Dieu, du Christ et de l’Église. Le christianisme a beau se présenter comme une religion d’amour et de liberté, il ne s’est pas libéré pour autant de toute loi. Comment réconcilier l’amour de la loi et la loi de l’amour?

Le Verbe: Pourquoi, dans le livre de l’Exode, Yahvé a-t-il donné dix commandements à son peuple? Le décalogue ne nous donne-t-il pas l’image d’un Dieu plus contrôlant qu’aimant?

Docteure en théologie morale, Halyna Kryshtal est née en Ukraine, où elle a enseigné durant 13 ans à l’Université catholique de Lviv. Depuis 2019, elle est professeure, registraire et conseillère pédagogique à l’Institut de formation théologique de Montréal.

Halyna Kryshtal: Pour bien comprendre le décalogue, il faut commencer par le préambule. Quand Dieu révèle ses dix commandements à Moïse, il dit d’abord: «Je suis le Seigneur ton Dieu, qui t’ai fait sortir du pays d’Égypte, de la maison d’esclavage» (Ex 20,2), comme pour lui dire: «C’est moi qui t’ai libéré. Fais-moi confiance désormais. Respecte ces commandements pour vivre et demeurer libre.»

Yahvé se révèle d’abord comme un dieu puissant et aimant, pour ensuite inviter le peuple d’Israël à devenir son partenaire de vie. Dans un contrat, il y a toujours deux parties. Dieu nous dit: «Je suis votre Dieu. Je prends mes engagements envers vous, mais vous aussi devez prendre vos engagements envers moi.» C’est comme un employeur qui me donne un contrat de travail en échange d’un salaire. Ou mieux encore, comme deux époux qui s’engagent l’un envers l’autre. C’est toute l’idée d’alliance.

Dans le Nouveau Testament, on décrit la relation entre l’Église et le Christ comme une relation conjugale. Chez les prophètes de l’Ancien Testament, on retrouve la même analogie entre Dieu et son peuple. Il faut d’abord se soucier de cette relation sponsale. La fidélité vient après comme une conséquence: c’est parce que je veux plaire à mon bienaimé et que je ne veux pas le blesser que je respecte certaines lois. Mais l’essentiel, c’est l’amour.

Saint Augustin se demandait ce qui vient en premier: est-ce l’amour qui nous aide à observer les lois, ou les lois qui nous conduisent à l’amour? L’amour doit venir en premier, car sans l’amour, nous n’avons pas le motif pour observer les lois.

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Pourquoi y a-t-il autant d’interdits dans le décalogue? On a parfois l’impression qu’ils n’existent que pour limiter nos libertés.

Les commandements existent autant pour me protéger du mal que je pourrais faire aux autres, que du mal que les autres pourraient me faire. Ce qu’il faut bien voir, c’est que derrière chaque interdiction, il y a toujours un bien qui se cache: tu ne commettras pas de meurtre, car la vie est trop précieuse; tu ne commettras pas d’adultère, parce que la communion conjugale est si nécessaire; tu ne commettras pas de vol, car la propriété privée est essentielle; tu ne porteras pas de faux témoignage contre ton prochain, puisque la véracité est primordiale (cf. Ex 20,13-16). Ainsi, les commandements nous avisent du mal qui détourne de l’amour.

Surtout, n’oublions pas que «décalogue» est un mot grec qui signifie «dix paroles». Les dix commandements sont dix paroles de Dieu à travers lesquelles il entre en dialogue avec nous. Ils sont la base de tout l’ordre moral qu’il faut voir comme des voies vers la béatitude. Ils ne sont pas d’abord ce qui me limite, mais ce qui me permet d’être moi-même. Ils me font entrer en relation d’alliance avec Dieu qui seul peut combler mes désirs les plus profonds.

La loi ne s’oppose donc pas à la liberté?

L’opposition entre loi et liberté vient d’une conception erronée de la liberté issue de certains courants d’éthique contemporaine qui prétendent à l’autonomie morale: «Personne ne sait mieux que moi ce qui est bien pour moi, et donc, je décide de tout, tout seul.» Cette approche ne prend nullement en considération ce que les autres pensent et encore moins ce que Dieu pense.

Si nous voulons être réalistes, reconnaissons d’abord que nous ne nous sommes pas donné la liberté à nous-mêmes, mais qu’elle est un don qui vient avec la vie humaine. La liberté humaine qui nous a été donnée par Dieu est une liberté créée et limitée. Dieu seul est absolu et jouit d’une liberté absolue. Moi, par exemple, je suis née en Ukraine et je n’ai pas choisi mes parents, je n’ai pas choisi ma condition physique non plus. Tout ça m’a été donné et je dois l’accepter.

Où notre liberté se situe-t-elle?

Notre liberté se situe au niveau de nos facultés spirituelles. Avec mon intelligence et ma volonté, je peux faire des choix, je peux dire oui ou non à bien des choses. Mais ce don de Dieu vient aussi avec la capacité et la responsabilité de connaitre les lois morales et de les appliquer. Comme dit saint Jacques: «Parlez et agissez comme des gens qui vont être jugés par une loi de liberté» (Jc 2,12).

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Toutefois, la raison la plus profonde pour laquelle Dieu nous a créés libres, c’est parce qu’il nous invite à entrer en relation avec lui, à le connaitre et à l’aimer. Or, l’amour n’existe pas s’il n’y a pas de liberté. C’est pourquoi il nous invite à répondre librement à cet appel. Il ne viole jamais notre liberté. C’est aussi pourquoi on peut le rejeter et pourquoi le mal existe dans notre monde.

En fin de compte, en parlant de la loi, nous retournons toujours à notre dignité d’êtres humains, puisque, comme disent les philosophes: «agere sequitur esse» (de l’être suit le devoir). Je suis une personne humaine avec des facultés spirituelles: j’ai l’intelligence et la liberté. Je dois donc vivre en conséquence.

À la différence des lois physiques qui concernent tous les êtres matériels, les lois morales ne concernent que les personnes. Nous sommes des êtres exceptionnels, nous devons donc aussi nous comporter de manière exceptionnelle!

Comment suivre des lois sans pour autant être rigide ou légaliste?

Ce matin, j’ai lu dans l’Évangile un passage où Jésus prononce des malédictions à l’égard des pharisiens. Les pharisiens étaient les maitres de la loi, ils respectaient tout. Pourtant, Jésus leur dit: «Malheureux êtes-vous, scribes et pharisiens hypocrites, parce que vous purifiez l’extérieur de la coupe et de l’assiette, mais l’intérieur est rempli de cupidité et d’intempérance!» (Mt 23,25).

Même Jésus, qui a dit: «Je ne suis pas venu abolir la loi, mais l’accomplir» (Mt 5,17), n’est pas légaliste. Il ne reproche pas à ses apôtres de manger les épis en traversant un champ de blé le jour du sabbat parce qu’ils avaient faim, alors que les pharisiens, eux, s’en indignent.

Il guérit aussi le jour de sabbat alors que c’était interdit, parce que «le sabbat a été fait pour l’homme, et non pas l’homme pour le sabbat» (Mc 2,27).

Une approche relationnelle peut nous sauver du légalisme. Qu’est-ce que cela veut dire? Que la loi n’est jamais un but en elle-même, qu’elle est toujours au service d’une relation. Le but de la loi est d’être avec Dieu et avec mon prochain. La loi doit m’approcher de Dieu et de mon prochain et ne pas m’interdire de faire cette approche.

«La Loi nouvelle est appelée une loi d’amour parce qu’elle fait agir par l’amour qu’infuse l’Esprit Saint plutôt que par la crainte; une loi de grâce, parce qu’elle confère la force de la grâce pour agir par le moyen de la foi et des sacrements; une loi de liberté parce qu’elle […] nous incline à agir spontanément sous l’impulsion de la charité, et nous fait enfin passer de la condition du serviteur qui ignore ce que fait son Maitre à celle d’ami du Christ…» (Catéchisme de l’Église catholique, no 1972).

Les lois et les commandements dans les enseignements de l’Église existent pour nous aider à aimer plus facilement. C’est toujours lié à l’amour, c’est même la voie royale pour aimer. Je pense qu’en nous rappelant que la loi est un instrument qui nous aide dans notre relation avec Dieu et avec le prochain, nous ne risquons pas de tomber dans le piège du légalisme.

La veille de sa mort, Jésus dit à ses disciples: «Je vous donne un commandement nouveau: c’est de vous aimer les uns les autres. Comme je vous ai aimés, vous aussi aimez-vous les uns les autres» (Jn 13,34). Est-ce qu’on peut vraiment commander d’aimer?

C’est sûr que l’on ne peut pas forcer l’amour. Si quelqu’un insiste pour que je l’aime, plus il insiste, moins je veux l’aimer. Intuitivement, nous savons que l’amour est quelque chose qui doit venir d’un libre choix, comme une réponse à un bien.

Malheureusement, comme personnes limitées, nous avons parfois tendance à nous attacher aux autres sans leur laisser cette liberté. C’est pour cela que Jésus nous dit: «J’ai donné ma vie pour vous libérer. Je ne veux plus que vous soyez des esclaves. Je vous donne donc ce commandement nouveau pour la suite. Suivez-moi, aimez comme moi, pour demeurer libres.» Il ne nous force pas, il nous donne son testament. Il nous le donne comme un pont pour l’épanouissement de notre humanité, pour arriver à notre vrai bien. En ce sens, Jésus peut commander l’amour, parce qu’il sait que c’est la meilleure route pour arriver à notre béatitude éternelle.

C’est comme le médecin qui dit à son patient: «Ce remède va te permettre de guérir, prends-le!» Il commande, mais il n’oblige pas par la force. De la même façon, Dieu commande l’amour sans jamais l’imposer. C’est encore comme de bons parents qui disent à leurs enfants: «Faites ceci… ne faites pas cela…» C’est plus qu’un conseil ou une suggestion, mais ce n’est pas l’ordre d’un maitre à un esclave, c’est quelque chose qui provient de l’amour. C’est à partir de ce qu’il a déjà fait pour nous par amour qu’il a le droit de nous commander l’amour.

Et la loi nouvelle, qu’apporte-t-elle de neuf?

La loi nouvelle, c’est l’Évangile, la bonne nouvelle! C’est être transformé par l’amour de Dieu au point de devenir une créature nouvelle. Il y a un maximalisme dans cette loi. Jésus veut que nous nous souciions de ce qui se passe à l’intérieur de nous, et non seulement de nos actes extérieurs. Comment est ton cœur? À quoi adhère-t-il? C’est une invitation à être fidèle intérieurement.

La pureté du cœur, c’est très subtil. Dans le sermon sur la montagne, Jésus dit que «tout homme qui regarde une femme avec convoitise a déjà commis l’adultère avec elle dans son cœur» (Mt 5,28). Je pense que la loi nouvelle, c’est d’abord accepter ce que Dieu a fait pour moi par amour, et ensuite, comme chrétienne baptisée, laisser cet amour circuler en moi dans toute ma vie. Suivre la loi nouvelle, c’est au fond ne pas faire obstacle à l’amour.

Dans la nouvelle alliance, Jésus s’est donné complètement à nous, et maintenant, c’est à nous de répondre à cet amour. Pour ne pas seulement observer la lettre de la loi, mais avoir la vie en soi, il faut s’ouvrir à cette vie qui vient de Jésus par l’Esprit Saint. Autrement, c’est impossible. Comme dit saint Paul: «L’amour de Dieu a été répandu dans nos cœurs par l’Esprit Saint qui nous a été donné» (Rm 5,5). Il faut s’ouvrir à cet amour!

Simon Lessard

Simon aime entrer en dialogue avec les chercheurs de vérité et tirer de la culture occidentale du neuf et de l’ancien afin d’interpréter les signes de notre temps. Responsable des partenariats pour le Verbe médias, il est diplômé en philosophie et théologie.