Les trois plaies de la méfiance

Deux jours à peine s’étaient écoulés depuis la mise au jour du scandale et un commentateur lâchait un « maintenant que la poussière est retombée »… J’en ai presque ri. Mais, compte tenu des circonstances moroses, je me suis retenu.

Probablement comme vous, j’ai lu des centaines de commentaires sur l’affaire qui secoue la cathosphère ces jours-ci. Dans ces cas, je m’étonne d’oublier parfois que l’ère des réseaux sociaux en est une de réactions. Des réactions à la chaine. Comme une chaine de montage industrielle, mécanique, prévisible. 

Les communiqués laconiques (pardonnez le pléonasme) réagissent au rapport d’enquête.

La première vague de commentateurs, incrédules et sous le choc, réagit ensuite au communiqué en soulignant unanimement et solidairement le courage des victimes et l’heureuse transparence de l’organisme. 

Quelques heures plus tard, la deuxième vague de réactions tient à rappeler qu’il faut distinguer la belle œuvre du mal commis, présentant l’homme comme un pécheur, un être contradictoire et complexe.

Ensuite, la troisième vague s’indigne de la deuxième vague en insistant sur le fait que les fautes commises n’ont rien d’un péché « ordinaire », et découlent assurément d’un système craqué ou corrompu. À cette étape, surgissent les métaanalyses, identifiant quelques coupables commodes : la tendance à trop ou trop peu d’obéissance, le patriarcat, la verdeur des communautés nouvelles, alouette.

Après tout ce monde, parce qu’il n’est pas vite vite, il y a Malenfant qui va essayer de faire une chronique sans simplement ajouter une couche de bruit sur le bruit.

Alors je vais causer cinéma pour faire diversion. Trop fort, je sais.

*

La semaine n’a pas été facile. Si j’avais un psy, il dirait surement que je somatise mes tourments.

Pour me divertir un peu de ma nausée, plutôt que d’offrir mon malaise médiatique en sacrifice pour le rachat des péchés (les miens, les siens, les nôtres), en grand champion de l’autoaliénation, j’ai eu la brillante idée de me ploguer sur Uncut Gems (Netflix).

Vous dire que cela n’a rien réglé à mon angoisse serait un euphémisme. 

Histoire anxiogène d’un marchand de bijoux, l’excellent film des frères Safdie présente une allégorie de notre époque. On est parfois prêts à hypothéquer notre famille, à collectionner les petits mensonges, à parier nos amours, à mettre en jeu notre vie pour courir la chance d’obtenir un peu plus.

S’ensuivent souvent des réactions à la chaine où déboulent les emmerdes.

Et on s’enfonce comme jamais.

Adam Sandler, qui réussit à nous faire oublier qu’il a passé l’essentiel de sa carrière à jouer des idiots, incarne Howard Ratner, un joailler ambitieux, socialement maladroit, un parieur compulsif, un époux et un père nul de chez nul. Le type met tout son espoir de rédemption financière dans la vente aux enchères d’une opale noire tirée des mines éthiopiennes.

L’action se déroule à Manhattan, autour du weekend de la Pâque juive. Au cours du (dernier ?) repas familial du séder, l’énumération rituelle des plaies d’Égypte par notre commerçant de blingbling constitue, je pense, le cœur et la clé de l’œuvre.

À la fin de la liste, Howard lance, farceur : « Alors doucement, les enfants, parce que ça pourrait toujours arriver ! », insinuant que les calamités pourraient frapper encore. C’était une blague. Pourtant, il y a déjà longtemps qu’on ne rit plus.

*

Notre orfèvre new-yorkais est souvent l’artisan de son propre malheur. Il a une belle part de responsabilité dans les embrouilles qui lui tombent dessus. Et lorsqu’il croit s’en sortir, ça finit par foirer encore plus creux.

Toute ressemblance avec une Église près de chez vous est totalement fortuite. Ou pas.

Mais, bien subtilement, aux multiples plaies qui nous affligent, il peut s’en ajouter trois*.

D’abord, les révélations de samedi dernier, aussi douloureuses que nécessaires, risquent d’alimenter notre méfiance et notre cynisme envers l’Église. Que notre désillusion envers l’un de nos frères les plus estimés jadis se tourne en dégout pour notre mère serait une catastrophe supplémentaire. Pas tant pour cette mère, déjà accablée, que pour nous.

Ensuite, bien légitimement, une autre tentation cogne à notre porte avec autant d’insistance que les créanciers d’Howard Ratner : vouloir non seulement déboulonner toutes les statues et ne plus s’inspirer du témoignage des saints (car Dieu seul est saint, ouais, ça va, on sait) et modèles qui nous précèdent, sous prétexte qu’ils cachent surement tous une part d’ombre dégueulasse. En nous privant de tels exemples, ce serait alors l’assurance de la médiocrité comme point de mire de nos vies.

En nous privant de tels exemples, ce serait alors l’assurance de la médiocrité comme point de mire de nos vies.

Enfin, en voulant se protéger, puisque dans les abus révélés cette semaine des relations privilégiées ont été perverties et détournées, on peut glisser au plus bas et finir par nous méfier même de l’amitié. Pas besoin de vous faire un dessin. La corruption du meilleur engendre le pire.

*

Pour ces trois plaies comme pour les autres, ni une opale noire, ni telle réforme des structures ecclésiales, ni l’abolition du patriarcat, ni les herbes amères ne peuvent suffire à conjurer le sort. 

Le sang de l’Agneau immolé doit marquer les portes de chacune de nos maisons, de chacune de nos églises. Ce sang qui coule des plaies d’un Dieu qui s’est fait victime innocente pour le salut des victimes et des bourreaux.

Maranatha !


* Crédit à mon ami et collègue Simon Lessard pour l’inspiration de ces trois grandes tentations qui nous guettent. 


Antoine Malenfant

Animateur de l’émission On n’est pas du monde et directeur des contenus, Antoine Malenfant est au Verbe médias depuis 2013. Diplômé en sociologie et en langues modernes, il carbure aux rencontres fortuites, aux affrontements idéologiques et aux récits bien ficelés.