On ne sait plus parler de Dieu. Et même lorsque, à l’occasion, une personnalité publique s’y essaie, on croirait à tout coup entendre une oraison funèbre : maintenant que Dieu est mort, soulignons ses vertus et à quel point la « spiritualité » nous manque.
Leonard Cohen, lui qui a aussi suscité des commentaires posthumes avec la sortie de l’album Thanks for the Dance en novembre dernier, a su mieux parler de Dieu que la plupart de nos contemporains.
Il serait pour lui absurde d’affirmer la mort de Dieu. En fait, Dieu est bien vivant dans l’œuvre de Cohen, mais en tant qu’absent. La différence, je crois, n’est pas banale.
Le métis spirituel
La vie de Cohen est marquée par la religion. Il est né dans une famille juive pratiquante et a grandi à Montréal dans un milieu fortement chrétien. Le bouddhisme et la philosophie zen auront plus tard une grande influence sur sa vie.
Leonard Cohen a su mieux parler de Dieu que la plupart de nos contemporains.
Étrangement, Cohen n’a jamais renié aucun de ces héritages. Les traditions religieuses seront toujours au cœur de son questionnement existentiel et partie intégrante de son œuvre.
Or, Cohen n’est pas à proprement parler croyant. Nous pourrions dire qu’il a plutôt vécu comme un esthète. Le plaisir des sens et la beauté dans l’art sont pour lui l’expérience ultime en ce monde.
Une de ses chansons les plus travaillées, Suzanne, est parlante à cet égard. L’union des corps y est sublimée par un idéal d’union spirituelle : « Il a touché ton corps parfait avec son esprit » (For he’s touched your perfect body with his mind).
Mais cet idéal est finalement impossible : « Peut-être y a-t-il un Dieu là-haut/Mais tout ce que j’ai appris de l’amour/Était comment tirer sur quelqu’un qui a dégainé plus vite » (Maybe there’s a God above / But all I’ve learned from love / Was how to shoot at someone who outdrew you).
Cohen ne s’y résigne toutefois pas. Il donne la chance à l’amour d’exister en donnant la chance à Dieu d’exister. Comment ?
En entretenant un dialogue avec Dieu. D’abord, il l’écoute (ses chansons contiennent plusieurs références bibliques), puis il lui répond. Mieux, il crie vers lui.
La révoltante absence de Dieu
Cette attitude est particulièrement présente dans la chanson You Want it Darker de l’album éponyme. C’est le problème du mal qui y est évoqué. Pourquoi Dieu accepte-t-il le mal énorme qui ronge le monde ? Comment a-t-il pu laisser faire la Shoah ? « Un million de lampions brulant pour l’amour qui n’est jamais venu » (A million candles burning for the love that never came).
Et Cohen conclut, d’un ton mi-accusateur, mi-résigné : « Tu veux plus de ténèbres, alors nous étouffons la flamme » (You want it darker, we kill the flame).
Il comprend que la grandeur de Dieu implique la petitesse de l’homme : « Si tu es celui qui guérit, cela veut dire que je suis brisé et boiteux ». Et il soupçonne Dieu de vouloir le laisser dans cet état.
La musique de Cohen n’est-elle pas une protestation contre cette attitude de Dieu ? Exalter la passion sensuelle et artistique est cette façon pour l’homme d’affirmer son appartenance au monde terrestre, à quelque chose qui lui est propre.
Mais Cohen sait finalement que sa faiblesse est trop grande. Lui qui a connu le succès et la célébrité, lui qui ne croit pas en la rédemption de l’homme, il ose tout de même, après tout, se présenter comme un serviteur, à la façon du fils prodigue : « Me voici, Seigneur » (Hineni, my Lord).
Ce qui arrive au cœur humain
Leonard Cohen est demeuré Juif jusqu’au bout. Si Jésus et Marx l’ont certainement séduit, c’est finalement la tradition de ses ancêtres qu’il aura conservée le plus intimement. Ainsi le dit-il dans Happens to the Heart : « Rencontrer le Christ et lire Marx/mon petit feu n’a pas pris » (Meeting Christ and reading Marx / It failed my little fire).
Exalter la passion sensuelle et artistique est cette façon pour l’homme d’affirmer son appartenance au monde terrestre, à quelque chose qui lui est propre.
C’est qu’il a d’abord vécu la tension ultime entre Dieu et le monde.
Surtout, il n’a jamais terminé son dialogue avec Dieu. Il a voulu aller au fond des choses, se frotter suffisamment à la révélation pour qu’il en sorte du sang ou des pleurs.
Il est comme ces rabbins qui, dans la yeshivah, discutent des heures durant de l’interprétation correcte de tel ou tel commandement divin.
Cohen n’avait pas beaucoup d’espoir. C’est pour lui un luxe qu’un homme, à la fin de sa vie, ne peut se payer. Est-ce à quoi on en arrive après avoir tant chanté le cœur humain et le désir de Dieu ?
La réponse est peut-être dans cette confession de Cohen : « Je n’ai eu aucun mal à parier/Pour le déluge, contre l’Arche/Vous voyez, je connaissais déjà la fin » (I had no trouble betting / On the flood, against the ark / You see, I knew about the endind).
Or, comment chercher en vérité lorsque nous connaissons déjà la fin ? Comment ne pas demeurer superficiel si nous regardons toujours le monde de haut, comme une carte ? Nous pensons déjà connaitre la fin de l’histoire : Dieu est mort.
Mais il faut tout de même la raconter cette histoire, et Cohen, par sa lucidité, sa franchise, et sa fidélité, peut inspirer dans cette tâche. Peut-être alors Dieu ressuscitera-t-il. Sinon, nous serons condamnés, pour les plus perspicaces, à un Hallelujah froid et brisé. A cold and a broken Hallelujah.