Illustration: © Marie-Pier LaRose.
Illustration: © Marie-Pier LaRose.

Un cache-sexe en forme de genre

La notion de «sexe» est aujourd’hui une notion qui pose problème. En effet, en moins d’un demi-siècle, un nouveau concept, celui de «genre», a pris la place qu’occupaient autrefois les sexes – au nombre de deux – homme et femme. Qu’est-ce que ce genre qui sème le trouble partout? L’essai du philosophe Alex Deschênes propose ici d’éclaircir ces concepts.

Dans le conte de Hans Christian Andersen Les habits neufs de l’empereur, deux tisserands très futés convainquent le roi et sa cour qu’ils savent confectionner des habits que seuls les gens les plus intelligents peuvent voir.

Quelques jours plus tard, le roi parade dans la ville sous des vêtements qu’il croit visibles. Chacun crie «bravo!» pour ne pas paraitre niais. Or, surgit un petit enfant: «Regardez, l’empereur est nu!» Et la foule, soudainement revenue sur terre, éclate de rire.

Il semble que nous vivions aujourd’hui dans ce conte! Nous adhérons à ces concepts, «genre», «identité de genre», «expression de genre» – comme un vêtement par-dessus notre corps sexué –, sans savoir d’où ils viennent et surtout quelle vision du corps ils impliquent.

Le genre, cache-sexe culturel?

Le genre a une histoire. Le terme a été forgé en 1955 par John Money, dans un but pratique, soit d’alléger les textes médicaux en rassemblant sous un seul terme des expressions comme «rôle sexuel», «comportements sexuels», «identité sexuelle». Et il a ensuite appliqué ses théories construites à partir de cas médicaux à l’ensemble des hommes et des femmes [1].


Ce texte est tiré du numéro Homme et Femme du magazine Le Verbe, hiver 2019. Pour consulter la version numérique, cliquez ici. Pour vous abonner gratuitement, cliquez ici.


Le terme fut repris par le courant féministe des années 1970 et le mouvement de la diversité sexuelle dans les années 1990 à des fins politiques.

Or, d’un auteur à l’autre, le «genre» peut désigner des choses très différentes et parfois opposées. Le genre désignerait la dimension psychologique liée (ou non) au sexe physiologique, ou encore les caractéristiques sexuelles d’origine culturelle par opposition à naturelle.

Cela est loin d’être sans équivoque.

Ce qui est psychologique n’est pas nécessairement culturel, ni ce qui est physique nécessairement naturel.

Ensuite, où arrête le sexe et où commence le genre? D’un auteur à l’autre, la ligne peut être tracée de manière bien différente. Et surtout, cette division ne va pas de soi.

Lorsque nous marchons dans la rue, nous ne voyons pas des êtres divisés en deux, des corps sur lesquels serait apposé un genre. Mais nous voyons des hommes et des femmes, ou, comme disait Simone de Beauvoir:

Il suffit de se promener les yeux ouverts pour constater que l’humanité se partage en deux catégories d’individus [2].

Le corps, matière insignifiante?

Malgré cela, en quelques décennies, le mot «genre» a littéralement remplacé le mot «sexe» dans l’ensemble des documentations scientifiques. Ce changement n’est pas banal.

Le genre n’est pas un concept neutre, mais adhérer à la distinction sexe/genre, c’est adhérer déjà à tout un ensemble de prémisses dont la plus problématique est celle-ci: le corps n’est rien! Le corps ne veut rien dire en soi. Il n’a pas de signification. Il a la signification qu’on lui donne et c’est tout. Car, quelle que soit la manière dont ces auteurs définissent le genre, c’est toujours en opposition à un corps compris de manière purement biologique ou matérielle.

Judith Butler – figure d’autorité (quasi )incontestée dans les études de genre – semble avoir réglé le problème à savoir où tracer la ligne entre le sexe et le genre. Sa solution est simple: il n’y a pas de sexe. Le sexe est une fiction! Tout est genre. «Le sexe est, par définition, du genre de part en part [3]

Il ne s’agit plus uniquement, aujourd’hui, de contester les rôles des hommes et des femmes dans la société, mais de remettre en question la division même entre hommes et femmes à la naissance. Le sexe lui-même serait une construction culturelle. Selon Butler, nous donnons un sens à un corps qui, lui, n’en a pas. «Homme», «femme», «garçon», «fille» sont des mots que nous plaquons sur un corps en soi inintelligible.

Toutefois, comme le remarque la philosophe Michela Marzano:

« Au moment où “le féminin” finit par être accepté sur la scène du pouvoir, n’est-ce pas au moins paradoxal de vouloir le faire disparaitre [4]? »

La signification du corps

Le corps est d’abord ce corps que l’on perçoit, que l’on voit, que l’on touche, que l’on vit, que l’on ressent intérieurement de manière vitale, qui nous fait jouir et souffrir, et qui nous met en relation les uns avec les autres. C’est ce corps qu’on a oublié au profit d’un corps fantasmé, tout entier habillé de langage et de culture. Et comme cet empereur du conte d’Andersen, nous oublions à notre tour que sous nos vêtements, nous sommes tous nus!

Le corps n’est pas qu’une machine complexe d’organes et de sensations. Il est porteur de significations. Comme un signe sur la route, il renvoie à autre chose.

Le corps est objet, mais aussi sujet: ce corps, c’est moi! Le corps exprime par le visage et par toute son expressivité la personne, son intériorité, mais il exprime aussi la relation parce qu’il est ce qui entre en jeu dans toutes nos relations. Le corps tout entier est signe. Et le sexe lui-même est signe de mon identité et de ma vocation dans le monde. Être sexué, c’est être signifiant.

Cependant, le corps sexué ne fait pas sens seul. Sa signification ne peut m’être révélée que par l’autre sexe. Imaginons un monde où il n’y aurait pas de femmes, où la femme n’aurait jamais existé. Le mot «homme» n’existerait même pas! Mon corps, comme homme, ne ferait pas sens. Seule la femme peut donner sens au corps de l’homme et vice-versa.

Le corps sexué a donc une signification culturelle, interrelationnelle, qui ne s’oppose pas à la nature biologique, mais émane d’elle.

Notre corps est notre situation et notre point de vue sur le monde. Je ne peux pas sortir de mon corps pour adopter un autre point de vue. Et le sexe n’est d’abord rien de plus que ma situation au sein de l’humanité.

Mon corps me situe dans un rapport avec l’autre sexe, et avec la vie humaine, car à l’origine de chacun de nous, il y a eu un homme et une femme. Il y a donc une signification du corps qui précède la culture, puisque, sans elle, il n’y aurait aucune société et donc aucune culture.

Être un homme ou être une femme, c’est être par son incarnation d’un côté ou de l’autre d’une relation fondamentale à l’existence de l’humanité. Homme et femme existent en face à face, et je ne pourrai jamais, comme homme, traverser de l’autre côté de la relation pour savoir ce qu’est être une femme.

Cela doit nous libérer de tous les carcans qui cherchent à définir la femme et l’homme par leurs capacités, leurs fonctions ou leur statut dans la société, ou encore à nous définir uniquement par notre biologie. Si être une femme ou un homme n’était qu’une question physique, alors une femme ayant subi une hystérectomie totale cesserait du coup d’être une femme.

Notre identité est exprimée, signifiée dans nos corps, mais elle ne se limite pas au corps ou à certains de ses organes.

Mystérieuse différence

Nous sommes, homme et femme, faits pour le don de l’amour et le don de la vie.

C’est dans cet appel au don de soi et de la vie que se tracent le plus clairement des différences: homme et femme se donnent dans l’amour et la sexualité de manière différente, et ont un rapport différent aux enfants.

Il demeurera toujours entre l’homme et la femme certaines différences.

Simone de Beauvoir

La femme se donne en accueillant en elle l’homme, en accueillant en elle la vie. Et la force d’écoute de plusieurs femmes est peut-être une expression de cette capacité à accueillir l’autre en soi. L’homme, au contraire, se donne dans l’amour et enfante à l’extérieur de soi. Il n’y a donc rien de surprenant à ce que sa psychologie soit davantage orientée vers l’espace et les objets extérieurs à lui. Comme disait Simone de Beauvoir:

«Il demeurera toujours entre l’homme et la femme certaines différences; son érotisme, donc son monde sexuel, ayant une figure singulière, ne saurait manquer d’engendrer chez elle une sensualité, une sensibilité singulière: ses rapports à son corps, au corps mâle, à l’enfant ne seront jamais identiques à ceux que l’homme soutient avec son corps, avec le corps féminin et avec l’enfant[5]

Le retour à l’expérience concrète du corps, par-delà les discours théoriques, doit nous mettre en face de l’évidence: certaines expériences échapperont toujours à la connaissance de l’un et l’autre sexe, en particulier l’homme. Ainsi, la féministe Antoinette Fouque parlait de son expérience de la grossesse:

La grossesse, comme expérience, m’a confirmé de manière plus exaltante que je n’aurais jamais pu l’imaginer qu’il y a bien deux sexes. Si un homme et moi avons conçu ensemble, j’ai dû fabriquer seule, pendant neuf mois[6].

La plénitude de l’humanité

Deux grands mythes en Occident nous parlent de la différence sexuelle: l’androgyne de Platon et le jardin d’Éden.

Dans le mythe platonicien, la différence sexuelle est une punition, une chute par rapport à l’unité première symbolisée par l’androgyne. Dans le mythe biblique, la différence sexuelle est au contraire plénitude de l’humanité, réponse à la solitude première, paradis avant la chute.

L’amour demeure étrangement le grand absent des théories du genre. Et celles-ci semblent incapables de penser les relations entre les sexes autrement qu’en termes de pouvoir. La question qu’il nous faut nous poser est: voyons-nous la différence comme une plaie, une menace, ou comme une occasion favorable et une richesse?

Je crois que nous avons cessé de nous émerveiller devant la différence.

La différence sexuelle recèle un mystère; elle est là partout et elle demeure pourtant insaisissable: tous les jours, nous croisons des hommes et des femmes, mais nous serions incapables, parmi les milliers de visages différents que nous croisons, de nommer exactement ce qui fait d’un visage un visage féminin ou masculin.

En réapprenant à nous émerveiller comme les enfants devant la différence sexuelle, il nous reste à édifier ce monde non sur des oppositions, mais sur l’amour et sur la rencontre de notre différence.


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Notes:

[1] John Money est tristement célèbre pour son expérience sur David Reimer, un garçon qui, à la suite d’une circoncision désastreuse, fut réassigné et élevé comme une fille sous les conseils du psychologue. Reimer, après avoir fait les démarches pour «redevenir» un homme, s’est finalement suicidé à 38 ans.

[2] Simone de Beauvoir, Le deuxième sexe I, p. 13-14.

[3] Judith Butler, Trouble dans le genre: pour un féminisme de la subversion, Paris, La Découverte, 2005, p. 71.

[4] Michela Marzano, La philosophie du corps, Paris, PUF, 2007, p. 85.

[5] Simone de Beauvoir, Le deuxième sexe II, p. 651.

[6] Antoinette Fouque, «Il y a deux sexes», dans Lectures de la différence sexuelle, Paris, Des femmes, 1994, p. 287.

Alex Deschênes

Alex Deschênes détient une maîtrise en Littérature et rédige présentement une thèse de doctorat en philosophie. Marié et père de trois enfants, vous le trouverez, quand il n’est pas au travail ou avec sa famille, dans un champ avec son télescope ou en train de visionner un film de Terrence Malick.