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Ressusciter la démocratie

Trop souvent, nous nous contentons de classer ce que nous offre l’actualité dans des catégories irréfléchies, comme le font des petits enfants remplissant leur « jeu de formes géométriques », mettant ainsi nos triangles de plastique conceptuels dans le vide triangulaire du cube de notre cervelle. Le dernier livre de Mathieu Bock-Côté nous invite à toute autre chose.

Même les plus critiques d’entre nous n’échappent pas à ce risque, remplaçant aisément les notions à la mode et moralisatrices de « progrès » et « d’égalité » par celles de « décadence » et de « fin de civilisation ».

La vision que nous avons de la société peut être très souvent partielle et biaisée du fait que nous la regardons de l’intérieur. Il est donc nécessaire parfois de prendre un peu de recul et de tenter d’extraire des idéaux, des politiques, une cohérence nous permettant d’en avoir une compréhension organique. Une vision où les évènements qui nous entourent peuvent laisser de côté leurs particularités pour manifester la logique à laquelle ils correspondent.

Dans cet essai merveilleusement bien écrit, aux formules aussi intellectuellement fondées que tranchantes d’acuité, on retrouve une fragilité que notre monde ne peut s’avouer, tant le hante l’orgueil qu’il a de se croire assez fort pour supporter la blessure fatale d’une autocritique devenue « haine de soi ».

Je ne prétends pas faire l’économie de ce bréviaire d’une nouvelle résistance conservatrice dont une deuxième lecture apportera à votre réflexion un côté méditatif. Je tenterai cependant, si cela est possible, d’en décrire les grandes lignes à travers deux vertus que cet ouvrage me semble inspirer : la modestie et la liberté.

Un grand pas vers la connaissance de nous-mêmes

Le multiculturalisme comme religion politique montre bien l’extrême arrogance du monde occidental actuel qui s’en prend à ce que Chesterton appelait la « démocratie des morts », c’est-à-dire le droit de nos ancêtres de voir leur travail et leurs plus profondes aspirations reconnues par notre présent.

Suivant la critique constante de ceux que l’on appelle en France les « néo réacs », notre Finkielkraut national a d’abord cherché à présenter la genèse de notre doctrine d’État fédéral en manifestant les liens intimes qu’elle entretient avec le marxisme édulcoré de la génération ‘68. On voit donc comment l’instinct moral non assouvi de cette génération a pu se déverser sur la première doctrine qui a pu projeter la lutte mal vieillie pour l’égalité sous un jour nouveau.

On retrouverait donc dans la nouvelle gauche la même pièce de théâtre, mais avec de nouveaux comédiens. D’anciennes victimes prolétariennes, nous serions passés à la figure « de l’exclu ».

On retrouverait donc dans la nouvelle gauche la même pièce de théâtre, mais avec de nouveaux comédiens. D’anciennes victimes prolétariennes, nous serions passés à la figure « de l’exclu » (p.17).Sans que nous l’ayons vraiment vu venir, la récurrente « téléologie progressiste » (p.63) en est venue à enfermer de nouveau le discours politique dans un manichéisme où les hommes en viennent à « absolutiser leurs désaccords » et, aussi évidemment contradictoire que cela puisse paraître, à exclure du champ social le peuple lui-même.

Ainsi, puisque devant le mal incarné tous les coups sont permis, l’idéologie « diversitaire » aurait développé, selon notre auteur, une panoplie d’instruments pour instaurer un climat dans lequel la protestation ne serait plus possible.

On monopolisera l’attention tant des facultés universitaires que des médias de masse vers un « présentisme intransigeant criminalisant les formes sociales et culturelles traditionnelles incompatibles avec les exigences de l’émancipation » (p.157) revisitée. Commission des droits de la personne, discrimination dite « positive », cours d’éthique et de relativisme religieux, novlangue thérapeutique (p.217), rien ne semble ébranler la conscience infaillible de nos nouveaux ingénieurs sociaux.

Devant ce dévouement au credo de l’utopie « diversitaire », Mathieu Bock-Côté présente une analyse claire et limpide qui pourrait informer ces nouveaux adeptes de la logique interne de ce qui est devenu, sans qu’ils le sachent, leur « religion ».

D’un point de vue plus large, la lecture de ce livre pourra certainement inviter à la modestie, par la prise de conscience de l’orgueil ingrat qu’une telle idéologie présuppose face à nos ancêtres. L’humilité retrouvée, nous pourrons purger le radicalisme à tendance totalitaire qui guette l’Occident s’il continue d’embrasser de manière non critique cette doctrine du refus des caractéristiques d’une humanité incarnée.

Hymne à la liberté

De l’hégémonie actuelle que représente cette nouvelle utopie, nous pourrions, et cela a souvent été mon cas, être désillusionnés, acceptant que la marche de l’histoire dût, à tout le moins, passer par cette époque où le sel en viendrait à s’affadir (Mt 5, 13). Pourtant, ce que l’on perçoit derrière les nombreuses mises en garde de cet intellectuel de chez nous, c’est qu’il n’y a pas de fatalité historique ou politique et que la dernière chose à faire dans notre service au prochain est de regarder ce train foncer dans le mur.

Le désir totalisant de cette doctrine, utilisant parfois sans vergogne des populations démunies en les installant sans égards aux multiples fermetures structurelles de notre marché du travail (je fais référence ici à l’attitude protectionniste de certains ordres professionnels), montre jusqu’où cette élite mondialiste est capable d’aller pour exhiber la grandeur de ce qu’elle considère être sa propre vertu. Toutefois, ce qui paraît être un chemin inéluctable ne l’est qu’en apparence, d’où la nécessité de « renouer avec la tradition de la pensée antitotalitaire » (p.331).

Ainsi, renouer intellectuellement, culturellement et, je dirais d’une manière opiniâtre, spirituellement avec la liberté dont notre tradition démocratique était la gardienne serait la première conquête que pourrait constituer une résistance aux forces déshumanisantes actuelles.

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Contrairement à ce que la nouvelle doxa suggère, bien souvent qu’à demi-mot, la pluralité de points de vue est la meilleure façon de faire avancer une société. En ce sens, nul besoin de vulgarité pour briser l’emprise de cette « reformulation post-moderne de la censure » (p.219) qu’est le politiquement correct. Ainsi, renouer intellectuellement, culturellement et, je dirais d’une manière opiniâtre, spirituellement avec la liberté dont notre tradition démocratique était la gardienne serait la première conquête que pourrait constituer une résistance aux forces déshumanisantes actuelles.

En ce sens, il sera impératif de continuer l’œuvre d’analyse et de manifestation des grandeurs et misères de la modernité tel que l’opère Mathieu Bock-Côté dans ce qui deviendra, je l’espère, un incontournable pour l’étude sérieuse des mouvements sociaux des prochaines décennies au Québec et, plus globalement, en Occident.

Mathieu Bock-Côté, Le Multiculturalisme comme religion politique, avril 2016, Éditions du Cerf, 268 pages.

Francis Denis

Francis Denis a étudié la philosophie et la théologie à l’Université Laval et à l'Université pontificale de la Sainte Croix à Rome. Il est réalisateur et vidéo-journaliste indépendant.