J’appartiens à une génération d’étudiants qui n’a pas connu de professeurs. Les maitres auxquels nous avons eu affaire exerçaient la fonction d’enseignant ; ils se définissaient d’abord comme des « passionnés » et se montraient dès lors moins soucieux de nous former, de nous donner une éducation solide et cohérente, que de nous « transmettre leur passion ».
Ces professeurs que je n’ai pas eu la chance de rencontrer, je me fais un devoir de leur réserver une section de ma bibliothèque, où j’accumule précieusement leurs ouvrages, dans l’intention non seulement de les relire, mais encore de les léguer à mes enfants un jour.
Parmi eux, il y a Émile Faguet et son Art de lire, Arnauld et Nicole avec leur Grammaire générale et raisonnée, Ernest Dimnet et l’Art de penser, Max Jacob et ses deux volumes de Conseils, Antoine Albalat et ses livres sur l’écriture, qui demeurent irremplaçables malgré tout ce qu’on a pu écrire après lui, et parfois contre lui ; enfin, il y a le père Sertillanges, dont je veux parler ici.
Comme tous ceux que je viens d’évoquer, le dominicain Antonin-Gilbert Sertillanges est à peu près oublié aujourd’hui. Il a pourtant été, pendant toute la première moitié du XXe siècle, une étoile de première grandeur dans les milieux catholiques ; et lorsqu’on se donne la peine de chercher un peu, on aperçoit encore à l’occasion tel ou tel rayon de sa gloire d’autrefois qui est venu s’éteindre sur les étagères de quelque vieux bouquiniste.
La vie intellectuelle
Son ouvrage le plus célèbre, un des seuls peut-être à lui avoir survécu, c’est à n’en pas douter La vie intellectuelle. Publié après que Sertillanges eut acquis une réputation grâce à ses études sur saint Thomas, ce livre n’a eu de cesse d’être réédité entre 1920 et 1965.
La vie intellectuelle*, c’est le manuel que tout jeune homme et toute jeune femme de vingt ans qui se destine au travail intellectuel devrait, sinon voudrait avoir sous la main.
Car dans nos écoles si privées de lumière, avoir vingt ans et une vocation intellectuelle signifie, la plupart du temps, se laisser éblouir par les célébrités de l’heure ou, inversement, par réaction, se précipiter à la manière d’un forcené sur les auteurs les plus obscurs.
Dans l’un et l’autre cas, on ne trouve jamais son compte, puisqu’on se retrouve ainsi en possession d’une culture « impressionniste » et surtout fort lacunaire qu’on regrette par la suite d’avoir préférée à quelque chose de plus équilibré et de plus substantiel. Et si l’on trouve aujourd’hui sans trop de peine des ouvrages du type « comment survivre à sa thèse de doctorat », il est autrement plus difficile de trouver un guide sûr pour éclairer notre parcours dans la « vie intellectuelle ».
J’emploie les guillemets à dessein pour bien faire comprendre que l’association de ces deux mots ne va pas de soi. En effet, d’après Sertillanges, il existe quelque chose comme une vie intellectuelle, qui n’est ni la vie active, ni la vie contemplative, mais une vie qui participe des deux à la fois, et qui ne se réduit ni au travail intellectuel, ni à l’activité intellectuelle.
Il faut lire intelligemment, non passionnément.
La vie intellectuelle suppose une vocation. Or, « une vocation est une concentration » (p. 57) ; elle n’a donc rien à voir avec la « passion » de la lecture qui ne mène qu’à l’éparpillement (« il faut lire intelligemment, non passionnément » (p. 157), tranche l’auteur). La vie tout entière réglée, organisée en fonction de cette concentration, voilà ce qu’est la vie intellectuelle.
Le livre de Sertillanges est, en même temps qu’une théorie de la vie intellectuelle inspirée par les Seize conseils de Thomas d’Aquin pour acquérir le trésor de la Science, une série de conseils pratiques destinés aux jeunes gens qui aspirent à faire des œuvres.
Deux petites heures
D’emblée, l’auteur fait remarquer qu’il n’est pas nécessaire de passer ses journées devant les livres pour produire des œuvres de valeur : deux heures de travail par jour suffisent, à condition de les utiliser avec sérieux et intensité. D’ailleurs, « qui connait le prix du temps en a toujours assez ; ne pouvant l’allonger, il le hausse, et tout d’abord ne le raccourcit pas » (p. 110-111).
On peut, au besoin, acheter ces deux heures de solitude par diverses concessions au monde extérieur ; mais il est indispensable de les avoir, fut-ce en chassant de son lieu de travail quiconque menace de les perturber : « Que Cerbère soit à votre porte » (p. 111).
En conséquence, la journée doit être organisée de manière à pouvoir tirer le plus grand profit de ces deux heures.
Sertillanges donne à ce sujet de nombreux conseils, que je cite pêlemêle : se prêter chaque matin à une séance de méditation ; prier toujours (pour ne jamais perdre de vue les choses éternelles) ; prendre l’air régulièrement ; choisir un travail manuel doux et distrayant ; faire des exercices ou pratiquer un sport ; garder une alimentation saine et légère ; ne négliger ni le repos ni la détente ; mesurer les heures de sommeil ; prendre avec soi un bloc-notes pour retenir chaque idée, chaque lueur, y compris les révélations qui viennent pendant la nuit ou au réveil.
L’auteur insiste sur l’importance de la nuit. La nuit, écrit-il, n’est pas le meilleur moment pour travailler (le matin lui semble préférable), mais elle est grande inspiratrice. Dieu lui-même n’a-t-il pas fait surgir un monde des profondeurs de la nuit éternelle ?
Toutefois, la nuit n’est jamais qu’une « collaboratrice » (p. 99) ; elle ne portera fruit que sous certaines conditions : « Le sommeil, qui travaille tout seul, travaille sur une matière préalable ; il ne crée rien ; habile à combiner et à simplifier, à faire aboutir, il n’a le pouvoir d’opérer que sur les données de l’expérience et le labeur du jour. Il faut donc lui préparer sa besogne. Compter sur lui, c’est d’abord compter sur soi » (p. 99-100).
Pour fournir une matière à l’esprit, il ne faut pas négliger la lecture pendant les heures de travail : « travailler signifie apprendre et signifie produire » (p. 155). Mais apprendre ne signifie pas vénérer les livres et se précipiter sur tous ceux qui sont susceptibles de nous intéresser.
Sertillanges recommande au contraire de lire peu, invitant plutôt son lecteur à sélectionner judicieusement ses lectures parmi la masse d’écrits. « Un livre vaut ce que vous valez, vous, et ce que vous le faites valoir » (p. 161).
Aller aux sources
Quatre heures par semaine, pendant cinq à six ans, devraient suffire pour se bâtir une culture générale bien équilibrée entre la théologie, l’histoire, la philosophie, les lettres, les arts et les sciences.
Comment faire ?
En allant directement aux sources et en évitant, autant que possible, les commentateurs qui se multiplient jusqu’à devenir, du fait de leur nombre, des obstacles, plutôt que des ponts, entre le lecteur et les œuvres.
Dans cette période d’apprentissage, l’étape la plus importante, bien qu’elle ne soit pas toujours la première au point de vue de la chronologie, c’est le choix d’un « père intellectuel » (p. 163) sûr, c’est-à-dire qui enseigne de « hautes doctrines » (sans surprise, l’auteur conseille saint Thomas).
Après quoi, en matière de formation intellectuelle, « trois ou quatre auteurs à connaitre à fond pour la culture générale, trois ou quatre autres pour la spécialité et un nombre à peu près égal pour chaque problème qui se pose, c’est tout le nécessaire » (ibid.).
Naturellement, il est préférable de rechercher la compagnie des génies, qui « nous accoutument à l’air des sommets » (p. 168). Toutes les lectures supplémentaires viseront à « informer », non à « former » (p. 164).
L’essentiel, pendant cette phase préalable au travail créateur, c’est de s’approprier les lectures, de les absorber en un sens quasi physiologique.
La pensée étant par nature « strictement incommunicable » d’homme à homme (p. 179), il faut l’aider à naitre en nous, en « recré[ant] à notre usage toute la science » (p. 180). Pour ce faire, Sertillanges suggère de lire les auteurs dans la perspective de les concilier, plutôt que de les opposer ; c’est ce qu’il appelle « l’esprit de l’abeille » (p. 174) qui produit son miel – la pensée, la matrice des œuvres à venir – à partir de nombreuses fleurs.
Mesurez ce que l’Église doit aux hérésies et la philosophie à ses grands litiges.
À cet égard, l’erreur peut être aussi utile que la vérité : « Mesurez ce que l’Église doit aux hérésies et la philosophie à ses grands litiges » (p. 173).
Cette culture servira à l’intellectuel en temps opportun. Si, en effet, sa vocation l’oblige à se spécialiser dans un domaine précis, sa formation, elle, lui évitera les pièges du spécialisme en lui rappelant que la concentration, nécessaire pour isoler ce qu’on cherche à comprendre, est toujours suivie d’un élargissement. « Étudier véritablement une chose, c’est évoquer par degrés le sentiment de toutes les autres et de leur solidarité » (p. 149).
La qualité du travail de l’intellectuel dépendra donc, au final, de la manière dont il aura aménagé sa « vie intellectuelle », en se méfiant toujours des « ruses de la paresse », qui « sont infinies » (p. 226), et en ayant soin de cultiver les vertus que sa vocation exige, à savoir constance, patience et persévérance.
Note :
* L’édition à laquelle je me réfère ici est la suivante : A.D. Sertillanges, La vie intellectuelle : son esprit, ses conditions, ses méthodes, Paris, Éditions de la Revue des jeunes / Desclée, 1934.