©Marie-Hélène Bochud
©Marie-Hélène Bochud

La tentation transhumaniste

Antoine Robitaille est-il un posthumain? Quoi qu’il en soit, il s’intéresse depuis une quinzaine d’années au transhumanisme et au posthumanisme. Bien qu’en progression au Québec, ces «-ismes» déferlent surtout sur le monde anglo-saxon: intelligence artificielle, clonage, cyborg, etc. Vous commencez à saisir? Si ces rêves technoscientifiques semblent relever de l’utopie, nous en sommes pourtant déjà bien imprégnés.

Le nouvel homme nouveau, publié en 2007 chez Boréal, est le fruit d’une longue enquête journalistique sur le posthumanisme et, il faut le dire, la première contribution francophone sur le sujet. J’étais bien curieux de savoir pourquoi un politologue chevronné comme lui, éditorialiste pour Le Devoir et correspondant parlementaire à Québec, avait décidé d’écrire sur cet enjeu qui m’apparaissait très loin de l’Assemblée nationale.

«Parce que ça a des effets politiques, puis on les oublie! Le transhumanisme s’intéresse souvent à rendre certains corps plus efficaces. Le posthumanisme cherche à changer de corps, mais ne pense pas aux effets politiques – on est des êtres sociaux – ou il ne veut pas y penser parce qu’il considère que le politique, c’est une vieille affaire de l’humanité et que lui va dépasser cela.»

Nous avons ainsi affaire à deux projets intimement liés. Même si ceux-ci se veulent d’avant-garde, voire futuristes, ils n’en ont pas perdu leur latin: «Dans le trans-humanisme, on est en transition vers une autre espèce. Le post-humanisme, c’est passer vraiment à une autre espèce. Par exemple, dans la perspective des premiers, ça peut être quelqu’un qui prend des substances pour avoir une intelligence plus efficace, mais pour les seconds, c’est faire en sorte que l’être humain change de forme: on pourrait finalement se télécharger dans des nanorobots, et l’humanité deviendrait un essaim de nanomachines.»

Du meilleur des mondes au pire des mondes

Certes, il y a un souci chez Antoine Robitaille de décrire et de relater objectivement les développements de ce phénomène. Pourtant, à la lecture de son livre et au cours de ma discussion avec lui, je sentais une inquiétude: «Eh bien, j’ai peur des utopies, ça c’est certain», m’affirme-t-il.

L’un des principes à la base de nos sociétés modernes est l’égalité. On reconnait globalement que les êtres humains naissent égaux en droits et en dignité, et nos politiques essaient d’établir équitablement les conditions nécessaires à la réussite et à l’épanouissement de chacun. Néanmoins, force est de constater qu’il y a déjà des disparités et des inégalités très grandes. Permettre l’amplification physique de certaines personnes reviendrait donc, selon lui, à doubler ces inégalités: «Si on a une société où des gens sont dix fois plus efficaces, dont le cerveau est dix fois plus efficace que les autres, dont la force physique est amplifiée dix fois par rapport aux autres, évidemment qu’on n’est plus dans l’égalité. Donc c’est politique, et l’utopie, c’est toujours politique.»

«À partir du 19e siècle, il y a des courants qui essaient de penser un homme nouveau. Puis, au 20e siècle, certains courants ont essayé de les réaliser, et ç’a été une horreur. Donc, l’utopie ne peut que nous mener à la dystopie: on vise le meilleur des mondes et on arrive au pire des mondes; on vise l’égalité entre les hommes et on arrive au goulag. C’est ça, le communisme, les camps de concentration: on vise une pureté fantasmée. C’est terrible! Pour le nazi, le meilleur des mondes, c’est une pureté, et le nouvel homme sera un Aryen pur, et ça mène au camp de concentration. Donc, les utopies, il faut s’en méfier.»

Jeannette Bertrand et le posthumanisme

Je ne connais pas beaucoup de gens dans mon entourage qui rêvent de pouvoir se transformer en robot. Aucune raison dès lors de craindre un retournement de civilisation imminent où des terminators s’attaqueraient aux humains, me dis-je. Il y a neuf ans, lorsque Antoine Robitaille a publié son livre, il affirmait que les idées posthumanistes demeuraient l’apanage d’un certain groupe d’individus en marge de la société. Or, il constate qu’elles se sont répandues rapidement dans les dernières années.

Google a créé la branche Calico, qui a l’ambition de faire un homme nouveau, un homme immortel.

«Quand on pense que Ray Kurzweil, le pape du posthumanisme américain, a été embauché par Google, ça veut dire que ces projets sont maintenant financés par l’entreprise la plus capitalisée au monde. Google a créé la branche Calico, qui a l’ambition de faire un homme nouveau, un homme immortel.»

Ray Kurzweil est cependant très critiqué par d’autres penseurs de l’intelligence artificielle, mais Antoine Robitaille aime s’intéresser aux penseurs marginaux qui désirent pousser certaines idées jusqu’aux extrêmes. «C’est le propre des utopistes», me dit-il.

«Mais la logique est latente, les idées sont là. C’est ça qui est intéressant avec le posthumanisme, c’est une nouvelle utopie qui nous en dit beaucoup sur notre société et nos rêves non avoués. Parfois, j’ai l’impression que les posthumanistes sont plus francs que la population en général: quand j’entends Jeannette Bertrand, la grande star de la télé québécoise, dire qu’elle a 83 ans et qu’elle trouve que c’est trop jeune pour mourir, je me dis qu’il y a un posthumanisme qui s’ignore. Alors, il y a une volonté de dépasser, un refus de la nature humaine.»

Même s’il reconnait que la question de la nature humaine est un grand débat et que, selon lui, il est difficile de la définir, il s’y dit attaché. À défaut de ne pas savoir ce qu’elle est précisément ou, du moins, en totalité, peut-être serait-il plus prudent de ne pas jouer avec elle; autrement, ce serait s’attaquer à une autre idée fondamentale de nos sociétés.

«Je ne peux pas nier qu’il y ait une inquiétude. Mais il y a une fascination en même temps. Je sais que je suis un mortel et j’ai peur de la mort. Des gens qui disent qu’ils voudraient repousser la mort, ça me séduit. Je trouve que c’est un peu ce qu’on a fait dans les deux-cents dernières années: l’espérance de vie s’est accrue, et je ne trouve pas que c’est mauvais, donc il y a peut-être des éléments dans le posthumanisme que je suis prêt à accepter, même à défendre éventuellement. On peut continuer dans le même sens, et c’est ça aussi qui m’intéressait dans cette recherche, c’est de trouver l’endroit où là je débarque, l’endroit où je me dis: “Là, c’est fou.”»

Peut-être y a-t-il effectivement, dans notre peur de la mort, de la souffrance et de la vulnérabilité, une tentation de vouloir devenir immortel, tout-puissant. En même temps, me semble-t-il, on ne peut seulement s’en remettre à la fatalité de la condition humaine et ne pas mettre notre intelligence au service de son amélioration. Vouloir porter des lunettes ferait-il de moi un transhumaniste? Rien n’est moins certain.

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Il existe pourtant une différence notable entre pallier une faille de la nature et vouloir surpasser notre condition. Lorsque j’entends Antoine Robitaille me citer le fameux roboticien Marvin Minsky, qui parle du corps comme d’un «foutu fouillis de matière organique», je me dis qu’il y a manifestement, dans ces utopies, une difficulté fondamentale à voir le corps et l’être humain comme un don dans toute leur beauté et leur complexité.

Antoine Robitaille, Le nouvel home nouveau. Voyages dans dans les utopies de la posthumanité, Éditions boréal, 2007, 224 pages.

Cet article est une version numérique de celui publié dans le magazine d’automne, disponible gratuitement ic

James Langlois

James Langlois est diplômé en sciences de l’éducation et a aussi étudié la philosophie et la théologie. Curieux et autodidacte, chroniqueur infatigable pour les balados du Verbe médias depuis son arrivée en 2016, il se consacre aussi de plus en plus aux grands reportages pour les pages de nos magazines.