Jean-Michel Bernier (Illustration: Judith Renauld/Le Verbe)

Ennuyante immortalité

Philosophe enseignant à l’Université de Paris-Sorbonne, Jean-Michel Besnier siège aussi au directoire du Mouvement universel de responsabilité scientifique (MURS). En 2009, il a publié le livre Demain les posthumains, dans lequel il déploie sa réflexion sur l’avenir de l’humanité. Sarah-Christine Bourihane est allée l’interroger pour nous sur la question du transhumanisme, un phénomène bien en vogue.

Qu’est-ce que le transhumanisme?

En deux mots, le transhumanisme désigne un certain nombre de mouvements d’opinions qui réunissent des gens ayant en commun de considérer que les sciences et les technologies sont aujourd’hui capables de réaliser toutes les aspirations de l’espèce humaine.

Ces mouvements à l’ambition vertigineuse veulent appuyer, partout où c’est possible, les innovations technologiques et jouer sur l’opinion publique pour faire en sorte qu’on laisse libre cours à celles-ci. C’est pour ça que ces mouvements se sont d’abord réunis autour de laboratoires de hautes technologies, comme la Silicon Valley, et dans d’autres pays, toujours autour de technopôles et de foyers particulièrement actifs sur le front de l’innovation.

Est-ce que le but du transhumanisme peut se résumer à l’utilisation de la technique en vue de l’amélioration du corps humain? Ou bien est-ce plus englobant que cela?

Évidemment, les questions de la transformation du corps font partie de ces mouvements.

On peut considérer, par exemple, que ce qui nous pèse, c’est d’avoir un corps qui souffre, qui vit, qui meurt. Si les sciences et les technologies peuvent réaliser l’aspiration de l’espèce humaine, elles pourraient nous débarrasser de la souffrance grâce aux neurosciences par exemple, du vieillissement grâce à la nanomédecine, de la maladie et puis de la mort grâce au téléchargement du cerveau sur des puces de silicium, ou grâce à la maitrise de la duplication cellulaire, ou encore grâce aux cellules souches.

Est-ce possible d’appréhender positivement les idées que véhiculent les transhumanistes, ou représentent-elles une menace pour le genre humain?

Je dirais d’abord que les transhumanistes ne sont pas forcément des progressistes. Du moins, pas comme on l’entend généralement, c’est-à-dire pour le progrès et l’amélioration continue de l’homme. Il y en a certains, mais les plus redoutables veulent la rupture. Ils disent que l’humanité a fait son temps.

Les transhumanistes radicaux sont des posthumanistes. Pour eux, l’humanité est arrivée au bout de ce qu’elle pouvait faire, et l’heure pourrait être venue de passer à autre chose. C’est une distinction qu’on peut faire.

Sous la plume des transhumanistes, il y a donc plutôt un discours de la renaissance que du progrès. Il faut prendre cette distinction au sérieux. Tous les transhumanistes avancent qu’on est à la veille d’une rupture qui pourrait faire advenir «l’autre de l’humain», un posthumain, une nouvelle espèce, un successeur.

À quoi ressemblerait cet «autre» humain?

On ne sait pas, puisqu’il s’agit d’un phénomène émergent. C’est pourquoi il y a quelque chose de presque mystique aussi dans ce discours. Comme dans l’évolution biologique naturelle, vous avez des variations dans l’environnement. Ces variations se répandent, font des mutations et font advenir de nouvelles espèces.

Aujourd’hui, nous sommes en train de transformer notre environnement grâce aux technologies, et de ces transformations pourrait surgir une autre espèce. Donc, ce qui réunit beaucoup de transhumanistes radicaux, c’est une sorte de mésestime pour l’humain. L’humain n’est pas enviable, car il nait, souffre, vieillit, meurt, etc. Ces transhumanistes souhaiteraient voir les technologies augmenter l’homme, le modifier, lui apporter des dispositions qu’il n’avait pas naturellement.

Nous qui portons des lunettes, nous ne sommes pas augmentés, mais réparés. Opérer les yeux au laser pour enlever la myopie, c’est encore de la réparation. Par contre, manipuler le système optique pour voir la nuit nous augmenterait.

Dans cette augmentation, il y a déjà une rupture. Nous qui portons des lunettes, nous ne sommes pas augmentés, mais réparés. Opérer les yeux au laser pour enlever la myopie, c’est encore de la réparation. Par contre, manipuler le système optique pour voir la nuit nous augmenterait.

Croyez-vous que le transhumanisme a maintenant rejoint la science-fiction? Faut-il déjà prendre cette situation au sérieux?

Il y a un certain nombre d’indices qui donnent à penser que la science-fiction n’est plus seulement littéraire, mais de plus en plus dans les programmes de recherche scientifique. Prenons un exemple: il y a quatre ou cinq ans, on a découvert le moyen de faire régresser des cellules somatiques en cellules souches embryonnaires.

Ainsi, l’idée de pouvoir créer des organes artificiels qui remplaceront nos organes vieillis ou abimés n’est plus du tout folle. Ce n’est pas de la science-fiction. Maintenant, grâce à certaines cellules souches, on peut très bien imaginer rendre quasi immortels les individus, puisqu’on leur remplacerait les organes au fur et à mesure de leur usure.

Ça, c’est une idée qui a été développée chez l’auteur de science-fiction Isaac Asimov ou chez d’autres, mais qui devient désormais réelle, tangible.

La philosophie peut-elle nous aider à montrer les limites logiques au transhumanisme?

On peut essayer de montrer que les spéculations des transhumanistes sont déraisonnables, voire irrationnelles et nocives. On peut le montrer sur un plan presque scientifique en se basant sur les sciences cognitives, en disant que l’idée de modéliser ou de simuler un cerveau pour en faire un logiciel ne reproduira pas forcément la conscience. On peut aussi avancer l’argument que la conscience et le cerveau ne sont pas la même chose.

Sur un terrain biologique, on pourrait penser qu’un cerveau, coupé de son environnement, va mourir. En tous cas, il ne restera pas identique à lui-même, de telle sorte que le contenu de la conscience ne demeurera pas dans un cerveau qui serait mis dans un bocal, une base de données ou autre.

D’un point de vue philosophique et métaphysique, vouloir tuer la mort, c’est vouloir tuer la vie. La vie et la mort sont solidaires: paradoxalement, la mort donne un sens à la vie. Tout ce qu’il y a de meilleur dans l’humanité, tout le symbolique, la culture, les religions tiennent au fait que nous sommes des êtres mortels. Donc, c’est un projet qui est extrêmement nocif lorsqu’ils s’imaginent que la course à la longévité pourrait être une source d’inspiration pour les humains.

Je suis frappé de voir que les transhumanistes font tous l’impasse sur la composante symbolique qu’il y a dans nos existences. Le langage n’a pas grand sens pour eux, ils préfèreraient faire de la télépathie, par exemple.

La perspective de l’immortalité, dans un monde comme le nôtre, n’est-elle pas un peu ennuyante?

Bien entendu! Mais on a toujours des parades chez les transhumanistes: le problème de l’ennui, on prétend qu’on le résoudra grâce des implants intracérébraux qui vous mettront en phase avec le cyberespace.

Je fais assez souvent des conférences sur l’immortalité. Au départ, j’ai des auditeurs qui disent qu’être immortel serait formidable. Après m’avoir entendu et après avoir discuté avec moi, finalement, les gens réalisent que l’immortalité n’est pas forcément souhaitable.

Je leur parle aussi de la solidarité, de la vulnérabilité humaine, des grandes œuvres culturelles axées souvent sur la mort. Et puis, finalement, je leur parle de la vie, de la vie avec intensité, de la souffrance et du plaisir.

Comment l’immortalité se ferait-elle concrètement? S’agirait-il simplement de remplacer le cœur? Peut-on tout remplacer? Quelle est la limite?

Ça peut être une cyborgisation, c’est-à-dire l’hybridation de l’humain et de la machine. L’immortalité pourrait aussi consister à vivre dans un univers virtuel, la matrice.

Ce qui m’a toujours intéressé dans les questions du transhumanisme, ce n’est pas tellement de savoir si on peut faire ce qu’on dit, mais plutôt: comment peut-on se mettre dans l’esprit de vouloir faire ce genre de choses? Dans quel état psychologique faut-il être pour vouloir fusionner avec des machines? D’où vient que l’on puisse fuir ce que l’on est en tant qu’être humain?

Si vous êtes immortels, serez-vous encore sensible au rire d’un enfant, au retour du printemps, à ces petits moments extrêmement réconfortants et exaltants?

Quels sont les fondements spirituels ou religieux de cette idéologie?

Quand ils ont besoin de recourir à des ascendances spirituelles ou spiritualistes, les transhumanistes vont chercher du côté de la gnose. C’est un mouvement né dans la haute antiquité égyptienne qui s’est développé sur la base de la philosophie hermétique, c’est-à-dire la philosophie de Hermès. Elle s’est beaucoup répandue au cours du Moyen Âge, puis a été considérée comme une hérésie.

Les gnostiques ont tous la même histoire: Dieu n’a pas réussi à aller au bout de la création, il est resté en plan parce qu’il a été victime de forces maléfiques qui ont parasité l’acte de la création, et c’est pour cela que le mal a triomphé ou, à tout le moins, que le mal s’est répandu.

Les gnostiques disent que, grâce à la connaissance (gnosis, en grec), on doit pouvoir remédier au mal. Si l’on arrive à triompher du mal, on aura débarrassé la création des forces qui ont freiné son aboutissement. Selon eux, on doit pouvoir, toujours grâce à la connaissance – notamment par la science –, lutter contre le mal, pousser la création à son terme, supprimer la mort (puisque la mort fait partie du mal).

Peut-on dire que c’est un eugénisme moderne?

Oui, c’est très clair, et cet eugénisme [NDLR: sélection des êtres humains en vue d’améliorer l’espèce] est complètement assumé. Le philosophe Jürgen Habermas parle de l’eugénisme libéral. Selon lui, il s’agit d’un eugénisme qui est offert à la consommation. À partir du moment où l’on peut consommer des biotechnologies, des nanotechnologies, des systèmes d’informations ou des neurosciences, eh bien! rien ne peut plus nous en empêcher. Et pourquoi les transhumanistes vont-ils en ce sens? Pour transformer l’humain, pour le remodeler.

En général, ça n’émeut pas beaucoup les transhumanistes quand on leur dit que le projet va créer une humanité à deux vitesses. On n’est pas dans un projet politique collectif, mais dans un projet typiquement individualiste.

Je me souviens de la réponse qu’avait faite Vita More, une transhumaniste très connue, lorsqu’on lui avait posé cette question de l’humanité à deux vitesses. Elle avait répondu ceci: «Mais quand vous montez dans un avion, on vous dit qu’il peut y avoir de la dépressurisation et que les masques vont tomber, on vous dit de commencer par vous mettre le masque à vous-même et ensuite à vos enfants, mais c’est d’abord vous.»

On est un peu dans cette situation: si on veut se sauver, il faut d’abord s’occuper de soi et après, éventuellement, des autres. C’est un projet ultralibéral et cynique.

Au nom de quel principe éthique jugez-vous ces questions?

Personnellement, je ne suis pas porté sur l’écologie. Il n’y a pas de sacralisation de la nature chez moi.

Or, je suis de plus en plus convaincu qu’il faut réconcilier les hommes avec eux-mêmes. Il faut trouver le moyen pour que l’homme parvienne à se re-aimer, à ne pas se fuir dans les machines, dans les animaux, etc. Se re-aimer dans sa spécificité.

Donc, je suis très humaniste en ce sens-là et je suis convaincu qu’aujourd’hui ce re-amour de l’homme pour lui-même passe par une réhabilitation de la fragilité, de la vulnérabilité.

C’est peut-être parce que je vieillis, mais je suis de plus en plus attendri par les vieillards comme par les enfants, qui sont, chacun à leur manière, des êtres fragiles. Et je pense qu’on a des leçons à apprendre d’eux.

Évidemment, tous les vieillards ne sont pas dans la déchéance. Mais on doit accepter que la fragilité caractérise l’humain, tout simplement. Il faut passer à une éthique de la vulnérabilité.

Cet article est une version numérique de celui publié dans la revue d’automne, disponible gratuitement ici.

Sarah-Christine Bourihane

Sarah-Christine Bourihane figure parmi les plus anciennes collaboratrices du Verbe médias ! Elle est formée en théologie, en philosophie et en journalisme. En 2024, elle remporte le prix international Père-Jacques-Hamel pour son travail en faveur de la paix et du dialogue.