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De la mystique du progrès à la mystique tout court?

Le plus récent ouvrage de Mathieu Bock-Côté sortira demain dans les librairies du Québec. L’auteur, dont les travaux jouissent d’un écho certain en France, a aussi son lot de disciples et de détracteurs au Québec. Notre chroniqueur Francis Denis a lu L’empire du politiquement correct et nous explique, dans ce compte-rendu, en quoi la contribution intellectuelle du sociologue est à la fois incontournable et insuffisante.  

Longue de 263 pages et complétée d’une abondante bibliographie, cette analyse engagée nous dresse un portrait éclairant de la logique et des critères régissant la conversation médiatique.

On y rencontre d’abord les intérêts, idéologies, méthodes et processus du politiquement correct qui a pour but, selon l’auteur, d’encadrer le débat public afin qu’il ne sorte pas des limites voulues par les intérêts du régime en place (p.11-18).

Mais ce livre de Mathieu Bock-Côté ne se limite pas à la seule constatation de l’ordre normatif du système politicomédiatique actuel. Dans ce que j’appellerais la deuxième partie de l’ouvrage (chapitres 5 à 7), il s’attarde aux grands mouvements historiques qui se déploient à l’heure actuelle tout en présentant les différentes avenues qui s’ouvrent à sa famille philosophique, le conservatisme.

Démystifier le corset idéologique

La première partie du livre nous présente une fine analyse de la logique médiaticopolitique et dont nous faisons l’expérience quotidienne.

À mon humble avis, le portrait qu’on y retrouve est assez complet et ose remonter jusqu’aux causes les plus abstraites. Les métarécits idéologiques y sont explicités d’une manière remarquable (p.93).

Au chapitre premier, il explique comment le progressisme a réussi à identifier sa perspective particulière comme seul fondement démocratique possible et désirable. De cette manière, remettre en cause le premier en reviendrait à critiquer le deuxième. Pendant des décennies, cette confusion entretenue a donc bloqué toute critique du progressisme.

On comprend ainsi jusqu’à quel point le camp des « progressistes » a pu se sentir légitimé dans sa volonté de censure du débat public (p.35).

Loin des théories du complot, écrit-il, qui feraient croire à une hégémonie d’un petit groupe d’intérêt voulant volontairement cacher la vérité, ce sont plutôt des processus psychosociologiques qui s’imposent de manière inconsciente (ou pas tant que ça… p.107).

En ce sens, le « politiquement correct » aurait été l’arme principale pour éviter les débats sur des questions considérées comme ayant trop de potentiel de remise en cause de son monopole de la pensée (p.33). Se percevant eux-mêmes comme les gardiens du bon et du vrai, les élites médiatiques se sont octroyé le devoir de distribuer des gages de « respectabilité politicomédiatique » aux personnes voulant s’inscrire dans le débat public. Qui osait offrir une critique en profondeur ou déroger à ces codes risquait fort bien de perdre toute tribune. De là proviennent la longue homogénéité médiatique et la fausse évidence de la légitimité du progressisme.

Notre univers médiatique est loin de la représentativité, de l’objectivité et de la rigueur intellectuelle qu’il croit incarner.

Rappelant les nombreuses analogies possibles de cette technique de délégitimisation sociale avec les dérives inquisitoriales (p.117) et orwelliennes (p.17), on comprend rapidement que notre univers médiatique est loin, selon Mathieu Bock-Côté, de la représentativité, de l’objectivité et de la rigueur intellectuelle qu’il croit incarner.

Son analyse, se poursuit en décrivant les grands bouleversements passés et à venir rendus possibles grâce à l’avènement des médias sociaux (p.48-49). Fait intéressant en ce sens, il souligne la baisse considérable de l’influence (p.241) de ceux qui détenaient jusque-là les rênes du pouvoir médiatique. On nous décrit merveilleusement l’ensemble des stratégies utilisées par ces derniers pour freiner leur disparition (p.53).

Bouleversements civilisationnels sans précédent

Le phénomène de globalisation accélérée par la révolution médiatique actuelle ne peut qu’influencer le cours de l’histoire.

Ces profondes mutations ont également leurs corolaires idéologiques (p.128). Nous assistons à un véritable mouvement de plaques tectoniques civilisationnelles. Il ne faut donc pas s’étonner que le risque d’explosions volcaniques soit accru…

À gauche comme à droite, des nouvelles tensions émergent. Nous aurions donc tort de tenir pour suffisante la désormais traditionnelle vision manichéenne des choses. En ce sens, c’est plutôt à un changement de perspectives du débat public auquel nous sommes invités.

Renouant avec le libéralisme classique, Mathieu Bock-Côté nous invite à la redécouverte de la vertu du débat public franc et libéré des œillères (p.192) précédemment explicitées (p.185).

Le sociologue Mathieu Bock-Côté (photo: Wikimedia Commons).
Le sociologue Mathieu Bock-Côté (photo: Wikimedia Commons).

En effet, le livre nous invite à un double constat.

D’abord, nous devons nous rendre à l’évidence de la complexité des enjeux actuels, laquelle ne pourrait se satisfaire d’une seule grille d’analyse (p.137) – en l’occurrence la « progressiste ».

Ensuite, nous devons nous convaincre que devant un problème donné, toute action politique peut avoir de bons et de mauvais effets, prévus ou non, ce qui rend les processus du « politiquement correct » non seulement malhonnêtes, mais nuisibles pour l’avenir de la démocratie (p.259).

Cette reconversion est possible, mais ne pourra se faire que si ceux (p.104) qui étaient encore jusque-là dans le « camp des perdants » (p.153) cessent de s’autocensurer et se ressaisissent de leur réelle légitimité (dont les lettres de noblesse viennent de leur place dans l’établissement même de la démocratie moderne) et du rôle irremplaçable (p.230) qu’ils ont à jouer dans le déploiement du potentiel politique des sociétés d’aujourd’hui (p.233).

Faisant appel à sa propre famille philosophique, Mathieu Bock-Côté invite les conservateurs à sortir de la « contrition » (p.240), de la « mystique du progrès » (p.92) et à renouer avec le courage d’une parole décorsetée et confiante du bienfondé de ses positions (p.234).

Analysant les enjeux contemporains (p.233) qui pourraient bénéficier de cette prise de parole, la dernière partie de l’ouvrage est une invitation à l’engagement intellectuel des différents conservatismes afin de recréer les conditions politiques (p.261) et en dernière analyse, ni plus ni moins que de sauver la démocratie (p.260).

La véritable pierre d’angle idéologique

L’analyse proposée dans ce livre est, selon moi, aussi pertinente qu’essentielle pour garder un esprit critique dans notre monde ultramédiatisé.

Je me permettrais cependant la critique suivante. Le livre nous présente l’empire du politiquement correct comme étant au service de ceux qui tirent leur épingle du jeu de ce que l’auteur nomme le « régime diversitaire ».

Je ne nie pas les tensions actuelles entre les partisans globalistes et nationalistes. Que le « politiquement correct » ait été l’arme de prédilection des premiers contre les seconds, cela est une évidence.

Je contesterais néanmoins l’optique selon laquelle le politiquement correct soit principalement au service de cette doctrine « diversitaire ». En effet, il est aisé d’imaginer le politiquement correct au service de n’importe quelle idéologie. Je ne doute même pas de la possibilité de mon vivant de le voir asservi au conservatisme, pour vrai cette fois-ci… Cependant, il est exagéré, comme le fait l’auteur (p.56), de dire que le politiquement correct sert d’abord et avant tout le « régime diversitaire ».

Plongé dans cette lecture passionnante, je me suis rappelé la célèbre phrase de Bernanos qui disait :

« On ne comprend rien à la civilisation moderne, si l’on n’admet pas d’abord qu’elle est une conspiration universelle contre toute espèce de vie intérieure. »

En ce sens, le « politiquement correct » me semble plutôt devoir son apparition à la modernité en tant que telle.

La modernité s’est en effet développée contre cette vie surnaturelle qui nous invite à l’amour et à la contemplation avant l’utilité et l’action. Elle détourne les personnes de la recherche de la vérité et du bien pour les centrer sur la manipulation et le calcul des intérêts du moment.

Ainsi, n’enlevant rien à la nécessité et à la véracité de l’analyse présentes en ce livre, je crois que le jugement sur ce phénomène du politiquement correct doit se situer à un niveau plus profond encore que l’analyse politique ou sociologique. Le véritable « maitre » du politiquement correct n’est pas la dernière idéologie à la mode, mais toute tendance cherchant à détruire la nature humaine et son ouverture à la transcendance.

S’en sortir par le haut

Pour plusieurs raisons, trop nombreuses pour les évoquer dans ce texte, le dernier ouvrage de Mathieu Bock-Côté est une lecture essentielle pour toute personne cherchant à comprendre notre monde tout en étant conscient des dérives possibles de ceux qui cherchent à conserver leurs intérêts passés (p.141). Lecture nécessaire, mais insuffisante si nous cherchons une sortie au-delà des solutions que nous offrent les potentialités humaines.

Bien qu’indispensable, le retour à la pluralité d’opinions dans l’espace médiatique ne suffit pas. En d’autres termes, « la survie de la civilisation ne dépend plus des hommes d’action » (p.222). Cela va de soi, sortir de l’anthropocentrisme de la modernité exige bien plus que des actes humains. Et comme le dit le pape François :

« La critique de l’anthropocentrisme dévié ne devrait pas non plus faire passer au second plan la valeur des relations entre les personnes. Si la crise écologique est l’éclosion ou une manifestation extérieure de la crise éthique, culturelle et spirituelle de la modernité, nous ne pouvons pas prétendre soigner notre relation à la nature et à l’environnement sans assainir toutes les relations fondamentales de l’être humain. » (LS, no 119)

Le récent livre de Mathieu Bock-Côté intitulé L’empire du politiquement correct participe de cet assainissement, à condition que le lecteur « ouvre la porte » à une relation filiale avec Dieu et s’élève ainsi jusqu’à la splendeur du « « Tu » divin » (LS, no 119).


Francis Denis

Francis Denis a étudié la philosophie et la théologie à l’Université Laval et à l'Université pontificale de la Sainte Croix à Rome. Il est réalisateur et vidéo-journaliste indépendant.