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Dans les pas de Domitien

La Providence a fait en sorte que mon article Big Caesar is watching you : l’Apocalypse, archétype dystopique? paraisse dans la revue Le Verbe (hiver 2018) au moment où les médias canadiens portaient à l’attention du pays les minables manigances ourdies par le gouvernement fédéral pour forcer les organismes communautaires qui n’ont pas l’heur de lui plaire à faire (par le biais d’un formulaire) une profession de foi progressiste (donc régressiste), sans quoi ce serait l’asphyxie financière.

Or, mon modeste exposé sur quelques aspects du livre de l’Apocalypse de Jean voulait surtout rappeler comment les chrétiens de la fin du Ier siècle après J.-C. avaient souvent eux-mêmes été placés devant de pareils dilemmes: choisir entre, d’un côté, leur participation à la vie de la cité et, de l’autre, le respect de leur intégrité morale et spirituelle; entre leur participation à la vie économique (et donc leur subsistance) et la défense des vérités de foi sans lesquelles le sel évangélique de nos vies s’affadit.

Apocalypse now (and forever)

L’Apocalypse met en effet en scène, de façon symbolique et sibylline, le combat des chrétiens contre la participation forcée au culte du divin César, culte en vigueur dans la Rome de la fin du Ier siècle après J.-C. À la puissance et à la violence de l’appareil politique romain, qui proclamait la seigneurie de l’empereur et organisait sa divinisation à travers divers rituels idolâtriques auxquels on était obligé de se prêter sous peine d’être traité en ennemi de Rome, l’auteur de l’Apocalypse opposa la force d’une vérité.

Oui, Jean de Patmos, en bon prophète de Dieu, n’avait rien d’autre à opposer qu’une certitude de foi: « Christ est [le vrai] Seigneur! » Cette certitude de foi était si profondément ancrée en lui qu’il ne voulut souffrir aucune compromission avec un ordre politique païen empiétant sur le domaine religieux et s’arrogeant des droits ne revenant qu’à Dieu. Aussi rappela-t-il, dans son œuvre, que la fidélité au Christ, condition d’une vie pleinement vécue dans la grâce et surtout promesse de salut, se paye parfois au prix du sang, dans le martyre.

À première vue, le Canada d’aujourd’hui n’a pas grand-chose à voir avec la Rome des divins Césars. Et le charmant Justin n’a certainement pas les crocs acérés d’un Domitien. La récente controverse autour des emplois d’été subventionnés nous éclaire toutefois sur le fait que le pouvoir politique, s’il n’est pas évangélisé ou du moins influencé par l’Évangile, aura toujours du mal à supporter l’indépendance morale des chrétiens (pour autant, évidemment, que ces derniers sachent quelles vérités ils sont appelés à répandre et à défendre).

L’étatisation de l’antichristianisme

Environ vingt siècles après Domitien, cette affaire des emplois subventionnés au prix d’une profession de foi qu’on voulait pernicieusement réduire à une formalité (il suffisait de cocher une case) apparait donc comme la énième occurrence d’un phénomène politique dont les chrétiens ont déjà eu l’habitude. Phénomène auquel l’Église d’aujourd’hui doit de nouveau faire face, parce qu’un Premier ministre qui se rêve en prophète du progressisme à décider de marcher – avec une bonne conscience qui fait peur – dans les pas du sinistre empereur.

Cette nouvelle manifestation d’antichristianisme fait froid dans le dos. Elle aura au moins permis de voir qu’au Canada le dogmatisme pseudoprogressiste, naguère confiné aux cloaques des universités pourries par le gauchisme culturel, entre actuellement dans une phase d’étatisation et de verrouillage par le haut du système politico-juridique, désormais à pied d’œuvre pour conditionner les cerveaux et « calfeutrer » les esprits, dans le but que ne s’y infiltre que ce qui a reçu l’imprimatur des prélats d’un genre nouveau.

En tout état de cause, l’actuelle coterie des cocos qui caquettent en chœur leur discours inquisiteur, en le recouvrant du caramel des bons sentiments, profite de sa position de force. À l’instigation du Mahatma Trudeau, par les manœuvres du PLC (Parti Liquidateur du Canada) et avec la force coercitive de l’appareil gouvernemental, elle procède à l’oblitération du réel, dans le cadre d’un Grand Enfumage des esprits et des cœurs qui devrait faire du Canada, une fois pour toutes, un joli pays de Cocagne, au surplus sans « Monsieur » ni « Madame ».

Les retrouvailles de la vérité et de la liberté

L’épreuve à laquelle l’Église catholique et d’autres organisations religieuses au Canada sont actuellement soumises a certainement de quoi nous accabler. Ne sommes-nous pas témoins d’une dramatique éclipse de la raison, alors que la marginalisation sociale des chrétiens est organisée politiquement – ça ne s’invente pas – au nom de la diversité et de la tolérance? N’assiste-t-on pas en effet à la dérive totalitaire d’un libéralisme miné par son indifférence métaphysique originelle et pris dans un absurde processus d’absolutisation du relativisme le conduisant à tabouiser la vérité?

La résolution de l’Église catholique à ne pas se laisser acheter pour des peanuts, de même que la solidarité manifestée envers elle par divers acteurs sociaux loin de partager ses convictions mais passionnément attachés au principe de la liberté de conscience et de religion, sont toutefois des motifs d’espérance. On sent en effet que le gourouisme progressiste et l’intransigeance idéologique de Justin, symptôme d’une régression de la culture à un stade primitif marqué par la peur sacrale de la transgression des interdits, l’adoration collective des idoles diversitaires et l’ostracisation des indociles, a réussi à coaliser les forces du libéralisme classique (1), garant d’une réelle pluralité religieuse, et celles de l’orthodoxie chrétienne, refuge de la vérité qui libère.

Au XIXe siècle, ces deux courants de pensée avaient engagé une lutte sans merci et on a pu croire un instant qu’elle était bel et bien finie, un siècle plus tard, tellement le libéralisme s’est imposé partout en Occident, tellement le catholicisme est devenu marginal, pâlot, décharné (socialement et culturellement), après s’être époumoné en vain, de Mirari Vos en Syllabus, contre toutes les erreurs doctrinales et toutes les victoires politiques et sociales de la pensée libérale. Pensée bancale, grosse de ses ambigüités, mais riche aussi d’une philosophie de l’homme et de la société faisant encore raisonnablement sa part au droit naturel.

Aujourd’hui, tandis que le catholicisme, tiraillé entre ses nouvelles envies réactionnaires et sa fascination sénile pour les mirages du progrès, est à chaque oraison miraculeusement tiré de son sommeil idéologique et mieux outillé pour l’exercice de la prédication dans un environnement culturel pluriel, ouvert à tous les vents, le libéralisme, lui, est invité à redécouvrir, dans le trésor intellectuel du christianisme, le substrat métaphysique et anthropologique et la semence spirituelle et mystique qui l’a historiquement rendu possible dans chaque homme concret, nourri aux deux mamelles de la culture classique et biblique.

C’est dans la réactivation du lien vital entre l’esprit du christianisme et les aspirations légitimes du libéralisme que les nations occidentales trouveront la force de combattre efficacement les différents despotismes qui les menacent, qu’il s’agisse de cette « dictature du relativisme » bien de chez nous ou encore de ce sinistre obscurantisme concocté à partir de quelques versets du Coran.

Car, en définitive, c’est avec les armes d’une raison éclairée par la Révélation (elle seule peut véritablement redonner à l’esprit humain son autonomie en l’affranchissant de toutes les mythologies anciennes ou modernes), que les pays occidentaux sauront défendre la vie et la liberté de l’homme, qui dépendent toujours un peu de la contemplation de Dieu, au dire d’Irénée de Lyon (2).

[Lire Big Caesar is watching you: l’Apocalypse, archétype dystopique?]

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Notes:

1) Philippe Nemo donne du principe libéral, en le distinguant de ses prolongements proprement politique (la démocratie) et économique (le libre marché), la définition suivante: « Il y a “libéralisme” quand la souveraineté de l’État est limitée, c’est-à-dire quand l’État reconnait en doctrine et en droit – par exemple dans une “Déclaration des droits de l’homme” ou d’autres dispositions constitutionnelles fondamentales – et respecte en pratique le principe selon lequel son pouvoir exécutif et législatif n’empiètera pas sur certaines libertés fondamentales, liberté religieuse, liberté de penser, liberté de la presse, propriété, liberté de créer et de gérer des entreprises, de passer des contrats, de choisir librement son activité professionnelle… » (Histoire des idées politiques aux temps modernes et contemporains, PUF(coll. Quadrige Manuels), 2002, p, 22.)

2) « Car la gloire de Dieu, c’est l’homme vivant, et la vie de l’homme, c’est la vision de Dieu : si déjà la révélation de Dieu par la création procura la vie à tous les êtres qui vivent sur la terre, combien plus la manifestation du Père par le Verbe procure-t-elle la vie à ceux qui voient Dieu ». (Irénée de Lyon, Adverses haereses 4, 20, 7, cité par le Catéchisme de l’Église catholique au numéro 294).

Alex La Salle

Alex La Salle a étudié en philosophie, en théologie et détient une maîtrise en études françaises. Il travaille en pastorale au diocèse de Montréal.