Quand on écoute le caporal Franck Dupéré raconter son histoire, on se sent tout à coup bien apathique et enfoncé dans la ouate d’une petite vie monotone. Son témoignage a de quoi désarçonner nos peurs, nos lâchetés et nos découragements, et pour cause. Survivre à un kamikaze taliban qui s’explose à deux mètres de soi, on s’en doute, fait éclater des pans de vie en mille morceaux et exige une bonne dose de courage pour se relever.
Jusque-là, tout allait bien. Franck, arrivé à ses 16 ans, rêve d’aventure, comme tout jeune de son âge. L’armée devient le lieu tout désigné pour l’ascension, même s’il n’en connait rien alors, ne venant pas d’une famille où l’on s’enrôle de génération en génération.
Il lève fièrement la main quand on demande des volontaires pour la mission en Bosnie en 2001. Il se promènera alors entre la Bosnie, le Canada puis l’Afghanistan, où il travaille comme fantassin aux opérations psychologiques, un ministère qui sert, en gros, à créer des liens entre l’armée canadienne et la population civile.
Cet article est tiré de l’édition printemps 2018 du magazine sur la Guerre
La guerre en Afghanistan comporte plusieurs volets. D’un côté, on s’évertue à combattre les talibans; de l’autre, à instaurer des missions de paix. Elle est aussi une guerre non conventionnelle, me raconte le caporal au bout du fil: «Les talibans n’ont pas d’uniformes, n’importe qui peut l’être. Ce n’est pas comme les guerres où l’on est en rouge, et eux en bleu. Tu ne sais pas où est ton ennemi. Durant les missions humanitaires, on se faisait attaquer chaque fois, et c’étaient des gens habillés en civils qui nous tiraient dessus.»
C’est de cette façon qu’un bon jour l’ennemi était là, à côté de lui, sans même qu’il voie son ombre le prévenir. Aurait-il pu l’anticiper? Pouvait-il vraiment être préparé à l’épreuve d’envergure qui l’attendait à deux mètres de lui?
Franck l’était, vraisemblablement: «Je suis quelqu’un qui va espérer pour le mieux, mais se préparer au pire. Je savais que je pouvais revenir sans jambes, par exemple. C’est un réflexe humain de dire que le malheur va juste arriver aux autres, mais pas à nous-mêmes. Sauf qu’on ne peut pas penser comme ça dans n’importe quelle sphère de la vie. Il faut assumer ses gestes.»
Il avait bien fait de se préparer au «pire».
Sombre tableau sous un ciel bleu
En avril 2011, Franck et ses collègues terminent leur patrouille dans un bazar quand une explosion vive se fait entendre. Les 70 kilos d’explosifs sur le corps d’un taliban placé en embuscade détonent dans cette milliseconde où se joue le destin de deux hommes. Le kamikaze est pratiquement vaporisé, tandis que Franck prend sur lui le contrecoup du drame.
«J’ai été projeté comme un pantin. C’est comme recevoir un train en pleine figure. J’ai décollé si fort qu’en un quart de seconde j’ai atterri quatre mètres plus loin. J’étais par terre et incapable de bouger. Mon premier réflexe est de constater que ça fait mal.»
Franck n’a jamais perdu connaissance et me raconte avec une lucidité étonnante sa prise de conscience du sinistre bilan. Ses jambes, les a-t-il encore? Si les billes de métal cachées dans les explosifs y ont laissé des séquelles, il les a toujours – immense soulagement; mais ses oreilles sont devenues l’abri d’un sourd bourdonnement; sa langue palpe un accordéon de dents dans sa bouche; il ne voit plus d’un œil; il peine à respirer; son bras gauche est paralysé, et quand il pose sa main droite à son cou, il sent la fin approcher.
«Je voyais un jet de sang en sortir, gros comme mon pouce, à chaque battement de cœur. On m’a toujours dit que, lorsque la veine jugulaire est sectionnée, c’était pas mal fini. J’ai baissé la main et, au lieu de me débattre comme un diable dans l’eau bénite, j’ai simplement regardé le ciel bleu éclatant. Je me disais que ça allait me manquer.»
«Je n’étais pas fâché de mourir, même si j’étais déçu, car je me disais que nous avions une mission dans la vie et je pensais qu’elle allait être plus grande que faire partie des statistiques sur les morts en Afghanistan.»
Dans ce corps en lambeaux, le militaire qui a sacrifié sa vie a toujours son âme pour contempler le ciel. Dans une prouesse d’abandon, il examine sa vie devant la mort qui lui tend la main.
«J’étais content, car je ne partais pas avec de l’amertume au cœur. Étant jeune, je me suis toujours dit que je ne voulais pas mourir avec des regrets. J’ai toujours vécu ma vie en fonction de ça. Si j’avais fait une erreur, je m’excusais. J’ai essayé de ne pas manquer de respect à mes parents, de ne pas être en chicane avec ma mère pour une histoire de rideaux et de faire passer les autres avant moi. J’ai essayé d’être une bonne personne. Je partais avec tranquillité.»
Une seule minute s’est écoulée entre le moment où Franck est en pleine
méditation métaphysique et celui où huit hommes lui sautent dessus pour lui poser des garrots en urgence et procéder à une trachéotomie à froid pour le faire respirer par la gorge.
Dans l’hélicoptère qui le conduit à la base internationale de Kandahar, Franck comprend dans le regard de son ami qu’il a piètre allure. Il l’agrippe par le collet pour lui dire ses adieux: «Réginald, je suis content de t’avoir connu.»
Cinq jours plus tard
Franck se réveille à la suite d’un coma artificiel, complètement perdu, ne sachant pas pourquoi il est en Allemagne. Le médecin entre dans sa chambre. Il regarde son dossier, regarde Franck, regarde son dossier et regarde Franck, qui lui esquisse un sourire avec ses appareils orthodontiques. «Tu sais que t’aurais dû être mort? On ne comprend pas que tu aies tes bras et tes jambes. Tu étais trop proche de l’explosion. C’est vraiment un miracle.»
«Qu’un chirurgien utilise le mot miracle? C’est extrêmement rare», reconnait Franck.
Le médecin lui apprend, loin de ses proches qui ignorent son état, le décompte des blessures qui lui rappellent à quoi il a survécu. Avec un tympan perforé, un œil en moins, un bras paralysé, des contusions pulmonaires, 14 fractures à la mâchoire, le crâne fracturé et près de 200 cicatrices sur le corps, sa vie ne sera plus la même. Mais ses limitations ne l’empêchent pas d’avancer et de déployer sa force intérieure. Bien plus, elles le propulsent davantage. Tel est l’autre «miracle»: la persévérance de Franck à garder le moral.
«Où est le coin fumeurs?» demande-t-il au médecin, comme si de rien n’était. Fumer avec des contusions pulmonaires? Pour le spécialiste, c’est hors de question, autant que se lever du lit, vu l’état de ses jambes. La détermination de Franck et «sa tête de cochon» n’entendent rien. «Ce n’était pas le bon jour pour arrêter de fumer, et je le lui ai fait comprendre», me raconte Franck avec humour.
«J’ai décidé de me lever, et le docteur ne l’a pas trouvé drôle. J’enlève la sonde urinaire et le soluté du bras gauche, je décide de me lever et ça me fait vraiment très mal. J’avais des larmes de douleur. Mais je ne voulais pas abandonner, donc j’ai commencé à ramper sur le mur.
Le prêtre me regardait en pensant que j’avais perdu la raison. Il m’apporte une marchette. Je décide d’aller au coin fumeurs, à l’autre bout de l’hôpital. J’ai marché 800 mètres pour aller quêter une cigarette. Mais moi, ce n’était pas une cigarette que je voulais, mais sentir que je participais à ma réadaptation, même si ça faisait mal. Je voulais me sentir libre.»
Un pas à la fois, Franck avance vers une liberté qu’il découvre plus solide que sa santé chancelante. Il marche tous les jours dans tout l’hôpital même s’il boite, même s’il a la tête enflée, la moitié du visage défiguré et un œil qui lui sort de l’orbite. Rien ne peut l’arrêter. Il conquiert peu à peu l’équipe médicale, qui reconnait en son caractère une voie de guérison. Il reçoit même une lettre de recommandation de l’hôpital pour son dévouement comme patient.
«Quand je déambulais tout pété et que je marchais comme le bossu de Notre-Dame dans l’hôpital, j’ai croisé un prêtre américain que je n’ai vu qu’une fois. Il m’a dit une phrase qui m’a fait un impact: “Toi, si tu es encore en vie, c’est que ta mission n’est pas encore finie.” Puis il est parti. J’y crois qu’il n’arrive rien pour rien.»
La deuxième vie
Franck rentre d’Allemagne deux semaines plus tard pour être hospitalisé à Québec pendant deux mois. Il subit 25 opérations et doit réapprendre à marcher, à parler, à conduire, et aussi à accepter la nouvelle apparence que son miroir et les personnes qu’il croise lui reflètent.
«Je regardais mon œil, mes cicatrices fraiches de bord en bord de mon cou et je me disais que ça allait prendre un bout avant que je rencontre quelqu’un», me raconte Franck, devenu célibataire peu de temps avant de partir au front. «Puis j’ai reçu des coups durs de méchanceté.»
«Quand tu as un œil qui sort de l’orbite, ce n’est pas très esthétique. J’avais juste hâte de passer inaperçu, je ne voulais pas être beau, mais je voulais arrêter d’être affreux. Un jour, dans l’ascenseur, deux filles se sont dit entre elles – et je les ai entendues clairement: “Regarde son œil, c’est vraiment dégueulasse!”»
Se faire dévisager avec dégout, Franck ne l’a que trop expérimenté. Il aurait pu se vexer, réagir avec véhémence, renvoyer l’insulte pour l’insulte ou se laisser abattre. Mais non.
«Tout ça, c’est une question de perception. J’ai décidé d’être content de ces commentaires. Je savais que j’allais avoir un œil de verre de toute façon, mais j’étais content de le vivre pour savoir ce qu’un enfant qui a des difficultés congénitales endure toute sa vie, par exemple.»
«Quand je me faisais présenter une fille ou que j’allais l’aborder, si elle me regardait en me disant que je n’étais pas assez beau, moi je le voyais comme un service rendu. Si, pour elle, la seule chose qui importait, c’était le critère physique, je ne voulais pas avoir cette personne dans ma vie. Je voulais quelqu’un qui m’aime pour qui je suis.»
Les yeux fixés sur la vraie valeur de la vie, là même où pourrait briller si facilement son absence, Franck est un homme heureux, car il voit le verre d’eau à moitié plein.
«Je suis malchanceux d’avoir sauté, mais mes blessures ne sont pas si pires. Il me manque un bras, mais j’ai l’autre, j’ai encore mes deux jambes, j’ai perdu un œil, mais il m’en reste un.»
Puis Franck a fini par trouver sa femme, et l’a épousée.
***
Un an après l’explosion, presque jour pour jour, le caporal grimpe avec une seule main l’une des plus hautes montagnes au Népal. Au sommet des 6500 m, il a dans son sac à dos le foulard du taliban, celui qui est à l’origine de toute cette histoire, que des militaires lui ont rapporté à la suite de l’accident.
Au bout du fil, je ne peux cacher mon étonnement. «Euh… mais comment ça?»
Franck, égal à lui-même, me répond simplement: «Je ne suis même pas fâché contre le taliban, je n’ai pas eu de haine envers lui, je suis plus malheureux pour lui, parce que c’est lui qui est mort. C’est comme si je voulais faire un pied de nez au destin: “Vois, tu as essayé de me tuer, mais tu m’as rendu plus fort.”
«J’ai apporté son turban sur une des plus hautes montagnes du monde en me disant que j’ai plus gagné que perdu. Ce que j’ai perdu en mobilité, je l’ai gagné en débrouillardise; ce que j’ai perdu en beauté, je l’ai gagné en sagesse.»
La vraie ascension est spirituelle. C’est ce dont témoigne Franck aujourd’hui par ses conférences dans les écoles et, surtout, par sa vie.
«[Non, Franck], ta mission n’est pas encore finie.»
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