Yukon
Photo : Marie Laliberté.

Un aller simple pour le Yukon

Sara Poirier et Javier Rebolledo auraient pu choisir de mener une vie confortable, comme le souhaitent la plupart des jeunes familles. Ils ont plutôt troqué leurs sécurités pour un exil vers l’inconnu, une vaste étendue sauvage, là où naissent les aurores boréales.

« Une fois que tu es dans le Nord, c’est sûr que tu te dis qu’il n’y a pas grand-chose. Il y a beaucoup de nature, c’est superbe, mais il y a des désavantages aussi. On est loin. Si on avait été envoyés en Europe, ça aurait peut-être été plus proche. Neuf heures de vol et trois avions, ça fait une bonne journée de voyage. Quand on revient à Québec, c’est comme un marathon pour voir tout le monde. »

Au bout du fil et du Canada, Sara et Javier, avec leur petit Mathias, me racontent les aléas de leur nouvelle vie de missionnaires, depuis Whitehorse. Pourquoi le Yukon ? Telle est la question. « C’est sûr que nous-mêmes, on se la pose encore ! » (Rires.)

À la croisée des chemins

Tout semblait destiner les jeunes mariés à suivre la boussole de la Providence. Dans leurs histoires respectives, Sara et Javier sortent déjà des sentiers battus. « Chacun de nous a eu un long cheminement au cours duquel nous nous sommes posé la question de la mission sous toutes ses formes », me dit Sara.

Javier, Chilien d’origine, vit sa foi au sein du Chemin néocatéchuménal, un itinéraire de formation catholique né en Espagne. Sentant un appel à devenir prêtre, il est envoyé au séminaire international Redemptoris Mater de Québec pour commencer sa formation.

Sara fait sa connaissance dans cet itinéraire de formation où elle cultive sa foi depuis l’enfance. En Chine pour une mission de trois mois, elle a écho que Javier quitte le séminaire. « Le champ était libre pour entreprendre une correspondance », me raconte-t-elle en riant de bon cœur avec son époux. C’est au Chili qu’ils commencent à se fréquenter, avant de se marier à Québec le 1er avril 2017.

Ensemble, ils aspirent à se laisser déboussoler et à suivre les plans de Dieu : ils donnent leurs noms pour devenir missionnaires, peu importe où. Quelques mois plus tard, un 31 décembre, ils reçoivent une réponse. « Disons que ça a changé un peu notre façon de fêter le jour de l’An. On ne s’attendait pas à ce que ça arrive si vite. À ce moment-là, j’étais enceinte de trois mois. Mais on se sentait plus ou moins appelés à s’installer et à faire notre vie tranquille. »

Les jours obscurs 

Dans les hauteurs du 60e parallèleau pic de l’hiver, le soleil fait une timide apparition entre 10 heures et 16 heures. Ce sera aussi dans une obscurité spirituelle que le couple vit sa première année de mission. 

« Ici, j’ai rencontré mes limites. Je ne m’attendais pas à tomber dans une sorte de désintérêt. »

Javier vit un double exil. Lui qui venait d’apprendre le français pour s’adapter au Québec doit maintenant apprendre à parler anglais. « Je voulais l’apprendre du jour au lendemain, mais ce n’était pas possible. Ça frappait mon orgueil directement. Mais Dieu a pourvu malgré mes limites. » Il réussit tant bien que mal à obtenir un travail comme livreur chez Domino’s Pizza en passant l’entrevue à chercher la traduction des mots sur son téléphone. 

Yukon
Photo : Marie Laliberté.

Pour Sara, même si leur vieille maison louée n’est pas à son gout, le sacrifice du confort matériel est bien moindre en comparaison de celui des relations amicales et familiales. 

« C’est une chose de se mettre au service avec des gens que tu aimes et qui t’apprécient, dans un milieu où tu as ta place. Ici, j’ai rencontré mes limites. Je ne m’attendais pas à tomber dans une sorte de désintérêt. Je ne voulais pas faire l’effort. Je ne me sentais pas sociale. Je n’étais pas tant à l’aise. Pas parfaitement bilingue. Ça m’a tiré vers le bas. J’avais moins envie de prier.

« À Québec, j’étais beaucoup tournée vers le social, ce qui n’est pas une mauvaise chose en soi. Mais c’est comme si le Seigneur m’appelait avec Javier à délaisser cela. Ça ne veut pas dire que Dieu ne pourvoit pas pour d’autres relations sociales ou affectives ici. Tranquillement, depuis deux ans, on développe un réseau. Mais Dieu voulait me libérer de toutes mes dépendances et me rendre libre. »

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Photo : Marie Laliberté.

Malgré le climat d’aridité glaciale des commencements, Sara et Javier goutent à une paix profonde. La parole entendue dans les laudes du matin ou dans les célébrations les exhorte à tout donner. « On a tellement reçu de l’Église dans nos vies ! Le Seigneur a été tellement bon avec nous, on peut bien perdre notre vie un petit peu, même si ça ne nous tente pas. »

Laisser des traces

Entre ses montagnes givrées et ses conifères élancés, le nord-ouest du Canada porte les traces des explorateurs parvenus en ses confins : les descendants des peuples arrivant par le détroit de Béring, il y a plus de 10 000 ans ; plus récemment, les missionnaires Oblats venus de Bretagne pour y annoncer l’Évangile ; sans oublier les dizaines de milliers de chercheurs d’or rêvant de faire fortune.

Aujourd’hui, cette contrée mythique est toujours une terre d’exil. « La plupart des gens que l’on rencontre ne sont pas nés ici, me rapporte Sara. Une bonne partie de la population a emménagé ici pour le travail, le plein air ou un désir d’exotisme. »

Photo : Marie Laliberté.

Rares sont les missionnaires en terre yukonaise, où la moitié de la population se considère comme sans appartenance religieuse. Javier se démarque dans son milieu. « Quand les gens rencontrent un Sud-Américain, ils pensent qu’il vient au Canada ou aux États-Unis afin de poursuivre le rêve américain. De fait, beaucoup viennent pour cette raison. »

La faune religieuse est diversifiée parmi les 30 000 habitants de Whitehorse. En plus des Autochtones qui pratiquent leur spiritualité, des Églises de dénomination catholique, unie, anglicane, mormone et une mosquée composent le paysage. L’Église catholique est elle aussi un microcosme à l’image de cette terre d’exilés.

« Notre Église compte beaucoup d’immigrants. Beaucoup de personnes passent par le Yukon pour entrer au Canada, car les démarches d’immigrations y sont plus simples. Il y a une importante communauté philippino-indienne et beaucoup d’Asiatiques. Les gens n’ont pas été évangélisés ici la première fois. Les gens qui vont à l’église ici allaient déjà à l’église avant. »

À la messe de la communauté catholique francophone, les fidèles sont une quinzaine tout au plus. Du côté anglophone, on offre quatre messes le dimanche. On y trouve beaucoup de jeunes et des familles, pas trop de têtes blanches.


Cet article est tiré du numéro spécial Exil de la revue Le Verbe. Cliquez ici pour consulter la version originale.


C’est dans ce contexte que Sara et Javier mènent un apostolat tout en douceur, comme la neige fondante au soleil qui révèle la vie à venir. Si Sara visite des femmes en prison ou que Javier chante à la soupe populaire, le cœur de leur mission, à leurs yeux, ne réside pas dans les actions éclatantes et spectaculaires, mais surtout dans une présence discrète fondée sur une vie de prière et sur la confiance en Dieu. 

« La mission nous pousse à donner quelque chose qui n’est pas en nous, à chercher des grâces, à chercher des choses qui viennent de Dieu. C’est Dieu qui fait le travail, malgré nos faiblesses, nos défauts et notre manque de prière. Mais le Seigneur peut se servir de nous pour donner une parole à quelqu’un quand on ne s’y attend pas. Il s’agit juste d’être une présence chrétienne. »

Les nuits claires

Au Yukon, les 20 heures d’ensoleillement du mois de juin font oublier la longueur des hivers sombres. C’est en se rappelant que Dieu est leur vraie lumière que Sara et Javier passent au travers des tentations de partir, eux qui ont tout quitté pour le suivre.

Le couple missionnaire s’inspire souvent des récits bibliques sur la Terre promise pour mieux comprendre le sens de son appel.

Photo : Marie Laliberté.

« C’est sûr que notre contexte de mission et d’exil, plus concret et plus tangible, nous fait voir que, parfois, la terre de mission est une terre de désert pour notre cœur, pour notre spiritualité, pour notre affection, parce que nous sommes loin. Nous sommes comme le peuple hébreu sorti d’Égypte qui voudrait retourner à ses anciennes sécurités, à ce qu’il connait. “Ah ! en Égypte, on avait ça et ça”, alors que pourtant ce peuple y était esclave.

« Nous n’étions esclaves de personne, bien sûr, mais nous l’étions par nos péchés et toutes sortes d’attachements. Regarder vers la Terre promise, ça nous pousse davantage à regarder les réalités spirituelles, à regarder “les choses d’en haut”. On a beau être ici, c’est facile de se perdre dans toutes sortes de plans. Il faudrait déménager cette année, avoir une maison, avoir ceci, cela. 

« Mais étant donné qu’on a tout quitté, on n’oublie pas qu’on est ici en mission, même si, des fois, on aimerait l’oublier. On voit que le Seigneur veut toujours nous presser à regarder plus vers lui, à regarder cette réalité céleste qu’il est tellement facile d’enfouir dans notre quotidien, à travers toutes les choses qu’on a à faire, comme maman pour moi, comme comptable pour Javier, qui est vraiment dans les choses praticopratiques. »

*

Est-ce que Sara et Javier partiront bientôt pour d’autres cieux ? Pour le moment, leurs valises sont toujours bien rangées dans le placard. Ils se sentiront bien libres de le faire s’ils en sentent l’appel. Mais chaque jour, il leur importe surtout de fixer leur regard vers le Ciel, où le soleil brille ici même à minuit.


Sarah-Christine Bourihane

Sarah-Christine Bourihane figure parmi les plus anciennes collaboratrices du Verbe médias ! Elle est formée en théologie, en philosophie et en journalisme. En 2024, elle remporte le prix international Père-Jacques-Hamel pour son travail en faveur de la paix et du dialogue.