Aux abords du Saint-Laurent, au Juvénat Notre-Dame à Saint-Romuald, se niche la librairie Secours-Missions. Contre les vents et marées de la révolution numérique, cette bibliopole à vocation culturelle, spirituelle et missionnaire subsiste telle une épave d’une qualité rare et précieuse.
Le réverbère allumé est le signe que le frère Blanchet est présent. Les habitués savent qu’il l’est du lundi au vendredi, presque tous les jours de l’année, depuis 25 ans. Il faut franchir deux portes d’un gris délavé puis descendre quelques marches en béton pour le rencontrer. Le religieux de la communauté des Frères de l’Instruction chrétienne est fidèle à son poste, terré derrière ses piles de livres à classer.
« Bienvenue dans la caverne d’Ali Baba ou dans mon arche de Noé ! » lance chaleureusement le frère de 86 ans en guise d’accueil, attablé avec deux acolytes amoureux des livres venus passer du temps en sa compagnie. La cave aux néons scintillants porte bien les traits d’un lieu insolite. Çà et là, de façon éparse, des statuettes, des aubes, des guirlandes de chapelets ou des crucifix ornent les murs. Des dédales de livres à n’en plus finir ouvrent sur un monde de possibles.
Si l’on se prête au jeu de donner le titre d’un livre au frère libraire, il y a fort à parier que son flair nous y conduira. « Si je n’ai pas changé l’endroit d’un livre, je sais qu’il est toujours là. Je n’ai pourtant pas de répertoire informatique. Tout est dans ma tête ! »
Entré en communauté en 1948, il avait d’abord été professeur d’anglais, puis bibliothécaire. On lui a finalement confié la tâche de gérer un colossal don de livres dans le but de les envoyer en Afrique. « Le regroupement des écoles de la région de Kamouraska faisait un grand élagage dans les bibliothèques de 43 écoles. Il m’est arrivé un camion de 65 pieds contenant 354 boites de livres. Cinq jours plus tard, nous recevions un autre don de 23 000 livres », se remémore le bouquiniste comme si c’était hier.
Depuis, les imprimés n’ont cessé d’affluer à bon port. Des communautés religieuses qui plient bagage, des écoles qui se modernisent, des personnes qui décèdent : les occasions de dons aux frères enseignants et missionnaires tout désignés pour les recevoir se multiplient.
Une librairie humanitaire
Après quelques tentatives d’expéditions de contenants de livres au Congo, les frères constatent qu’envoyer des manuels scolaires et des bouquins ne répond pas aux besoins réels des personnes sur le terrain. « Vaut mieux montrer à quelqu’un à pêcher que de lui donner un poisson », a appris le frère Blanchet de ses expériences comme missionnaire sur le continent africain.
Prêt à se réadapter, il saisit les occasions pour donner un second souffle aux nombreux ouvrages dont il hérite. Alors qu’il parvient à en écouler pendant quelques années au Marché du livre usagé de l’Université Laval, son entrepôt prend la forme d’une librairie dans le sous-sol du couvent. Et toutes les fois où le frère annote un livre d’un nouveau prix, il sait qu’une partie de la somme reçue soutiendra directement les missions de ses confrères. « Ce sont des 5 $ qui portent du fruit. Cette année, malgré la pandémie, nous avons amassé 15 000 $. C’est de l’argent pour les missions. »
Preuve à la main, le frère Blanchet brandit fièrement la liste variée des œuvres soutenues, principalement à visée éducative. Dans plusieurs pays d’Afrique, en Haïti, aux Philippines ou au Mexique, l’argent sert entre autres à l’achat d’instruments de musique, de matériel informatique et scolaire, à soutenir des jeunes, des sourds-muets, à construire des citernes, à cultiver des plantes médicinales… Bref, les frères sont soucieux de répondre aux besoins concrets et s’assurent que l’argent arrive bel et bien à destination.
« En achetant ici, on contribue à une œuvre caritative très louable. Le plaisir d’acheter pour lire est combiné à l’encouragement d’une œuvre humanitaire », ajoute avec enthousiasme Rémi Ferland, enseignant de littérature, qui fréquente le lieu pour se ressourcer, dénicher des perles rares ou même faire réparer des livres.
« On m’appelle le chiro des livres », commente le frère Blanchet, qui nous dirige vers sa relieuse de 1908 dénichée chez les Ursulines. « Lorsqu’un livre est flambant neuf, on le garde ou on le donne à un ami. Mais s’il est brisé, on va l’envoyer aux missions ! » lance-t-il, un brin ironique. Des livres écornés, il nous apprend qu’il en ressuscite une trentaine par jour. Et seulement dans la dernière année, Rémi lui en a apporté au moins 1400. « Voilà, ce livre est bon pour un autre siècle ! » lui disait le frère après une réparation.
Fréquenter les oubliés
Impossible de ne pas faire quelques pas dans la bouquinerie sans s’arrêter et s’incliner devant la somme de la connaissance, plus grande que ses parties. Sur les étagères, le contemporain se mélange au classique. Ici, une collection de Tolstoï ; là, l’héritage de communautés religieuses ; plus loin, les livres de répertoire, les dictionnaires, les œuvres en latin et en grec. Dans notre discussion, nous évoquons Félix Leclerc, Marie de l’Incarnation, Robert Rumilly, Pamphile Lemay, pour ne nommer que ceux-là.
Bien des noms qui sont passés dans l’oubli chez les jeunes générations. Un décalage entre la culture contemporaine et historique que les Frères de l’Instruction chrétienne remarquent chez leurs étudiants, nous rapporte le frère Blanchet : « Un de mes confrères donnait un cours de religion et parlait de tabernacle et de ciboire. Puis un jeune lui demande : “Pourquoi l’Église catholique a volé tous nos sacres ?” »
En tant qu’enseignant de la culture classique, Rémi est du même avis. « Parcourir les rayons de Secours-Missions, c’est prendre instantanément la mesure de l’éradication de la culture classique dans la vie culturelle d’aujourd’hui ainsi que dans le secteur de l’enseignement », analyse le professeur, le nez piqué sur une section de livres anciens.
À la chasse au trésor
Dans cette crypte qui se découvre par le bouche-à-oreille, à l’abri du mercantilisme, règne un silence où les livres parlent, où l’information n’est pas livrée au moindre clic. Dans la cadence d’un autre rythme, en compagnie du frère Blanchet, dont la « hantise est qu’il y ait trop de monde », on apprend à apprécier la beauté des bijoux culturels qui se dévoile à qui sait parcourir les allées avec révérence.
« Cet été, je suis allée à l’ile d’Anticosti, se remémore Francine Huot, une bénévole assidue. Je me suis intéressée à l’histoire de l’ile et j’ai trouvé à portée de main, au-dessus d’une pile, un livre datant de 1902, écrit par Mgr Guay, un curé de l’ile qui en avait écrit l’histoire. Il y a des trésors dans l’histoire du Québec et dans le patrimoine qu’on trouve ici et pas sur Internet.
« Un livre, on le reçoit, renchérit Rémi. Ce n’est pas comme sur Internet, où l’on trouve des informations morcelées. Un livre, c’est plus que cela. Se rendre au sommet d’une montagne en hélicoptère pour aller chercher la fleur n’est pas comme faire de l’alpinisme. L’important est tout le chemin que tu parcours pour aller jusqu’à la fleur. »
Dans la caverne du frère Blanchet, on apprend à cueillir les livres, comme les fleurs. Et on en ressort un peu moins ignorant, un bouquet de perles rares à la main, heureux du chemin qu’il reste à parcourir.
Frère Blanchet, librairie Secours-Mission: 418 839-0291