À l’approche de Noël, j’ai pensé qu’un petit morceau de notre histoire littéraire à saveur de nativité pourrait être alléchant. J’ai donc décidé de vous faire découvrir une femme de lettres du tournant du XXe siècle : Éva Circé-Côté. Pour ce faire, j’ai choisi un extrait de son recueil de chroniques Bleu, Blanc, Rouge. Poésies, paysages, causeries (Montréal, Déom et frères, 1903) qui, non seulement nous rappelle cette saison de l’année, mais nous fait aussi réfléchir sur les possibilités d’y croire encore!
Née en 1871, Éva Circé-Côté (mieux connue sous le pseudonyme de Colombine) est de ces premières femmes de lettres qui, à la fin du XIXe et au début du XXe siècle, investissent l’écriture publique par le biais de la chronique. Loin de se cantonner aux pages féminines des journaux, elle écrit dans des périodiques progressistes, se mêlant allègrement de politiques et de sujets normalement réservés aux hommes.
Reflet de ses idéaux, ses chroniques se portent à la défense de la veuve et de l’orphelin et soutiennent le droit à l’éducation et la diffusion du savoir. En ce sens, Circé-Côté joint l’action à la plume et participe à la fondation d’un premier lycée de jeunes filles à Montréal. En tant que bibliothécaire en chef de la Bibliothèque technique de Montréal, elle élargit les horizons de la collection en achetant des œuvres littéraires, artistiques et historiques modernes souvent interdites par l’Église.
Elle travaillera également à la fondation de la première bibliothèque publique de Montréal.
Le recueil, reflet et promotion d’une éducation
Souvent qualifiée de libre-penseuse, Circé-Côté paiera cher ses idées libérales et ses accointances franc-maçonniques.
En ce sens, son recueil de chroniques journalistiques Bleu, Blanc, Rouge est le reflet de la pensée romanticonationaliste qui voit dans le journal un moyen de démocratiser l’instruction. Véritable bibliothèque des masses, le journal donne accès à un vaste savoir : de l’actualité politique aux textes littéraires contemporains, en passant par les textes scientifiques.
Regroupant quelques-unes des premières chroniques de Circé-Côté, Bleu, Blanc, Rouge, offre un panorama des diverses influences et lectures de l’auteure alors dans ses années de formation.
C’est dans cette perspective que prend place le morceau choisi. Bien que sa facture nous rappelle les bluettes d’une autre époque, le texte « Noël » nous apparait en fin de compte savamment structuré, détournant le sentimentalisme superficiel vers un message plus consistant.
Un esprit éclairé qui revient à la Vérité
De fait, ce bref texte de quatre pages propose d’abord quelques paragraphes au ton léger qui apparaissent morcelés, par des indices visuels notamment, mais qui en fait s’orientent à dessein vers une réflexion soutenue.
« Noël » s’ouvre sur des descriptions idylliques de la nature sous la neige, afin de mettre en valeur la magie de Noël aux yeux des enfants :
Des arbres en sucre cristallisé, des branches craquelantes qui secouent des nuages de dragées. Et sur les maisonnettes, sur les clôtures, une mousse légère, duvetée comme une crème fouettée, un vrai Noël rêvé par les petits enfants!
Une fois le décor enchanteur bien planté, l’auteure nous conduit vers la désillusion. Une prise de conscience permet de quitter la pensée naïve et ouvre le passage vers la maturité. Le tout se termine effectivement par une scène croquée sur le vif où, devant une crèche et son bébé Jésus « en cire » qui « n’a pas grandi depuis l’an dernier », un bambin s’interroge sur la véracité de ses icônes qui le renvoie au « mythe » de la nativité :
Chercheur sceptique déjà, pauvre innocent! Après avoir éventré ton polichinelle pour regarder ce qu’il y a dedans, et décroché la grande horloge afin de savoir la cause du tictac. Adolescent, tu cherches encore, tu ouvres les bras pour étreindre une lointaine vision qui te parait belle et tentante : la Vérité… Mais elle fuit ta lèvre avide comme la pulpe vermeille d’un fruit de Tantale. Quand pour la trouver tu auras interrogé Moïse, Zoroastre, Pythagore, Socrate, Confucius, Bouddha, Mahomet, et déchiré le voile du mythe, alors tu comprendras la jeunesse éternelle du Christ, symbolisée par l’enfant de la crèche : tu reviendras à Lui, vaincue par l’amour dont l’étoile brillera toujours au-dessus de l’étable pour éclairer le monde. Au couchant du siècle, à l’aurore du nouveau, l’étendard du Christ se lève toujours jeune, toujours beau et flotte dans l’air libre.
Dans l’extrait, l’enfant fait place à l’adolescent qui pousse la remise en question du Messie jusqu’à chercher ailleurs une Vérité sans cesse fuyante, comme le « fruit de Tantale ». Éva Circé-Côté, cette libre-penseuse, n’annonce pas moins que le sceptique reviendra à Jésus.
À l’image du roman d’apprentissage, ce recueil d’apprentissages qu’est Bleu, Blanc, Rouge, met en scène une subjectivité en pleine découverte de soi et du monde. On constate une tension entre la plénitude des croyances anciennes (la foi chrétienne) et l’intrusion du doute. Le texte intitulé « Noël » n’en est qu’un exemple parmi d’autres.
Il n’en demeure pas moins qu’en conclusion, après avoir fait la promotion de la lecture et de la connaissance de penseurs et de philosophes divers, le texte nous ramène à la Vérité avec un grand V, celle qui se révèle dans l’Incarnation.
Pour la petite histoire, après avoir bravé les interdits du clergé qui s’opposait alors à la montée d’une modernité individualiste et séculaire, on croit que Circé-Côté revient au christianisme à la fin de sa vie.
Autre époque, autre Noël
Ce type de chronique serait tout à fait incongru aujourd’hui : à cause de sa forme certainement, mais aussi et surtout à cause de son sujet. Une telle Vérité (absolue et chrétienne!) ne passait pas à la censure à cette époque (bien au contraire). Et pourtant, ce contexte sociopolitique favorable au christianisme n’était pas une garantie de l’adhésion personnelle de Circé-Côté à la foi chrétienne.
Aujourd’hui, souhaiter « Joyeux Noël » a quelque chose d’un acte subversif.
Les crèches sont en voie d’extinction sous les sapins. Nous nous voulons éclairés et libérés de croyances naïves. Dans notre réalité postmoderne, la vérité est subjective et se caractérise par son éclatement.
Malgré son contexte opposé au nôtre, la réflexion de Circé-Côté demeure actuelle et ouvre une possibilité : à la lumière de toutes les conceptions du monde, un esprit peut revenir à la foi chrétienne, aussi folle et unique soit-elle.