Photo: Susan Yin (unsplash.com).
Photo: Susan Yin (unsplash.com).

Bouquinerie IV

Notre lecteur compulsif Alex La Salle nous gratifie ici de quelques recensions initialement publiées dans l’édition papier de la revue Le Verbe. Bonne lecture!

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Dieu pour tous

«Dieu est un pur objet de foi. La foi est enracinée dans la sentimentalité humaine. La sentimentalité humaine est une réalité essentiellement subjective qui ne saurait s’imposer au-delà du cercle très personnel de l’intime.» Voilà à peu près l’idée que notre époque se fait de ce que l’on nomme l’expérience religieuse, quand elle admet qu’il puisse encore y en avoir une sans tout de suite la réduire à un phénomène névrotique. D’où le relativisme contemporain, véritable veau d’or de notre temps. D’où le discrédit dont souffre la théologie aujourd’hui. D’où le ricanement des rationalistes athées quand on parle de l’idée de Dieu.

En donnant, au début du 16e siècle, un tour fidéiste à sa théologie, Luther a consacré le divorce de la foi et de la raison dans la culture protestante, qui, depuis, influence toute la culture occidentale du fait de l’hégémonie anglo-américaine. À l’apogée des Lumières, Kant a ensuite prétendu réduire à néant les preuves rationnelles de l’existence de Dieu et le jeune Schleiermacher s’est attaché à ne voir la foi que sous l’angle d’un sentiment religieux très diffus, capable apparemment de prendre congé des dogmes, des rites, des sacrements et de l’institution ecclésiale (jugés superfétatoires) sans que cela n’entame la « croyance ».9782930788036

Divorce de la foi et de la raison. Démolition des prétentions de la raison naturelle à connaitre Dieu. Réduction de l’expérience religieuse au seul sentiment. Après une pareille dévalorisation des facultés rationnelles de l’homme et une aussi caricaturale description de ses facultés spirituelles, le fait religieux ratatiné, ramené à une sentimentalité romantique ou à une morale puritaine au cours du 19e siècle était prêt à être disséqué par la phalange des sociologues, psychanalystes et autres politologues qui, au 20e siècle, ne voudraient plus voir en lui que du lien social, un névrose collective ou un opium très bon marché.

Heureusement que le néothomisme apparut entre temps.

Ce courant philosopique prit son essor sous l’impulsion du pape Léon XIII (1810-1903) et de l’encyclique Æterni Patris (1879) qui prescrivait l’étude des œuvres de l’Aquinate. Un des plus illustres représentants de cette école, le dominicain Réginald Garrigou-Lagrange (1877-1964), prit à bras le corps le problème des preuves philosophiques de l’existence de Dieu et, en 1915, fit paraitre Dieu, son existence et sa nature (11e et dernière édition en 1950). Plus tard, en 1941, ce fils de saint Dominique publia un opuscule allant à l’essentiel: Dieu accessible à tous, de nouveau sur le marché depuis 2015 grâce à l’éditeur Quentin Moreau.

Dans ce petit bijou, Garrigou-Lagrange explique comment «la raison humaine peut arriver […] à une véritable certitude de l’existence du vrai Dieu, principe et fin de toutes choses» (p. 4). Il démontre comment «la droite raison s’élève spontanément à la connaissance certaine de Dieu par une inférence causale très simple» (p. 6) et s’applique à exposer les principales «preuves traditionnelles simplement conformes aux principes de la raison naturelle connus de tous, et capables de soi d’engendrer une vraie certitude selon les exigences de ces principes» (p. 1).

On ne saurait trop dire l’intérêt et la nécessité de cette entreprise pour notre temps. Toutefois, le titre de l’ouvrage ne doit pas faire illusion. L’accessibilité de la démonstration dont il est question dans le titre reste très relative, celle-ci ayant été élaborée à une époque (avant le concile Vatican II) et en un milieu (celui des cercles thomistes) intellectuellement très éloignés des nôtres. On peinera ainsi à suivre le raisonnement du philosophe si l’on n’est pas du tout familier avec les subtilités du jargon aristotélico-thomiste. On aura aussi du mal à comprendre où l’auteur veut en venir si l’on ne s’affranchit pas des poncifs de notre époque. Une époque qui, dans son aveuglement, est parvenue à réduire le spirituel à un épiphénomène cosmique, surgissant au cours de l’évolution, alors qu’il est au principe des choses.

Réginald Garrigou-Lagrange, Dieu accessible à tous, Quentin Moreau Éditeur, 2015, 62 pages.

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Le but de l’Église

Depuis près de quarante ans, les catholiques parlent beaucoup de la nouvelle évangélisation. Depuis plus de quarante ans, les protestants la font. Avec leur ignorance du mystère eucharistique, des carences ecclésiologiques et une théologie tristement appauvrie, mais ils la font. Tandis qu’avec toute la perfection de la doctrine catholique, toute la richesse de la vie sacramentelle, toute l’expertise morale de l’Église, toute la tradition mystique des saints, nous peinons à sortir de notre langueur paroissiale pour zozoter timidement au dernier carré de marmots de la catéchèse: «Moi, z’aime Zézus.»

Je sais que de tels propos ne rendent pas justice à l’admirable effort missionnaire des catholiques du Renouveau charismatique, du Chemin néocatéchuménal, de la Communauté de l’Emmanuel, des Écoles d’évangélisation Saint-André, des Cellules paroissiales d’évangélisation, du Festival Anuncio, de Télévision S+L, etc. Mais même quand on connait ce qui se fait de plus audacieux en terme d’évangélisation dans l’Église catholique, on a l’impression d’un net retard des catholiques en la matière après avoir lu The Purpose Driven Church, livre du pasteur baptiste Rick Warren paru en 1995 et publié en français quatre ans plus tard au Québec.

51-NJsCXC2L._AC_UL320_SR210,320_Les caractéristiques les plus notables de l’ouvrage sont sans conteste le fondement biblique du propos, constamment et intelligemment appuyé sur l’Écriture, et la systématicité du traitement de l’enjeu  missionnaire, qui prouve l’ampleur et la maturité de la démarche. En effet, la synthèse apostolique et pastorale à laquelle aboutit l’auteur force l’admiration, tellement chacun des principaux défis missionnaires qui se posent aujourd’hui aux évangélisateurs semble avoir été identifié, réfléchi et surmonté, à travers un double effort de compréhension et d’application des principes d’évangélisation les plus essentiels.

Après avoir affirmé le primat de la grâce et l’importance de la docilité à l’Esprit à travers une sorte de parabole sur le surf et un récit des évènements ayant précédé la fondation de sa communauté ecclésiale en Californie, R. Warren pose les jalons d’une pratique missionnaire visant les non-pratiquants et les incroyants. Il le fait avant tout au moyen d’une conception classique du mystère de l’Église, comprise comme communauté fondée sur les cinq piliers de la vie chrétienne (cf. Ac 2,42-47) que sont la vie de prière (worship), la vie fraternelle (fellowship), la vie d’étude et d’apprentissage (discipleship), la vie de service (ministry) et la vie missionnaire (evangelism).

Tout le reste du livre vise à transmettre la sagesse (c’est-à-dire tout à la fois le savoir, le savoir-faire et le savoir-être enracinés dans l’exemple du Christ) requise en notre temps pour communiquer, incarner et déployer communautairement cette vision biblique de l’Église orientée vers la «santé de la communauté» et fondée sur l’idée d’un développement équilibré et intégré des cinq piliers, garant de la croissance du corps du Christ. Ce développement, nous dit l’auteur, passe toujours, d’une façon ou d’une autre, par une stratégie d’Église en sortie, c’est-à-dire un effort délibéré pour entrer en contact avec les gens sans appartenance ecclésiale (effort qui fait souvent défaut chez les catholiques de nos jours).

Une fois la prise de contact effectuée et l’invitation lancée, le missionnaire doit offrir une expérience d’Église axée sur l’accueil non pas seulement des pratiquants, mais aussi des chercheurs de Dieu en quête de sens, de fraternité et d’accomplissement. Car dans un contexte de fondation ou de refondation de la vie communautaire, c’est cette expérience d’accueil, mêlant chaleur humaine, émotion musicale et prédication signifiante, qui suscitera chez eux le désir d’appartenir à la communauté. Or, ce désir d’appartenance est, avec leur engagement à suivre le Christ, la condition sine qua non de leur formation chrétienne ultérieure et de leur participation à la vie de service et de mission à laquelle tous les chrétiens sont appelés.

Sans être une somme indépassable, The Purpose Driven Church est certainement une synthèse indispensable. Michael White et Tom Corcoran, auteurs de Rebuilt, James Mallon, auteur de Divine Renovation (Manuel de survie pour les paroisses) et Jean-Philippe Auger, auteur de Tous disciples-missionnaires!, ont su reconnaitre à sa juste valeur l’apport exceptionnel de R. Warren à la compréhension de la dynamique missionnaire contemporaine. Un apport qui fait vite oublier les quelques âneries que le pasteur baptiste ne peut s’empêcher de débiter sur le catholicisme, cette infâme confession qu’on abhorre pieusement de père en fils dans les communautés protestantes de la Bible Belt.

Rick Warren, The Purpose Driven Church, Zondervan, 1995, 400 pages. (Version originale anglaise de L’Église, une passion, une vision, Les Éditions Ministère Multilingue International, 1999, 360 p.)

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À l’école du Maitre

Voici la traduction (pas très satisfaisante, il faut le dire en renvoyant ceux qui lisent l’anglais au texte original) d’un classique de la missiologie évangélique, The Master Plan of Evangelism (1963), très connu dans le monde protestant, mais à peu près ignoré du monde catholique, sauf dans quelques petits cercles préoccupés par les défis colossaux de la nouvelle évangélisation et de la conversion pastorale, fondements du renouveau ecclésial.

Au moyen d’une étude attentive des évangiles (comme on peut s’y attendre de la part d’un chrétien évangélique qui se respecte), Robert E. Coleman met en évidence la manière d’évangéliser de Jésus en centrant principalement l’attention du lecteur sur la relation que le Maitre a établie avec ses disciples dans le but de faire d’eux des pêcheurs d’hommes et de perpétuer après lui l’œuvre de salut initiée durant son ministère public.

Ce processus de formation en réalité assez simple (il tombe sous le sens une fois exposé méthodiquement) est en même temps une démarche très exigeante, autant pour le disciple que pour le maitre, puisqu’ils doivent s’engager l’un et l’autre, et l’un envers l’autre, avec zèle et persévérance, dans la formation. Celle-ci comporte huit étapes ou composantes essentielles, se déployant pour certaines simultanément, pour d’autres successivement.

Les quatre premières composantes structurant la relation sont la sélection des disciples par le maitre; la communion (on pourrait presque dire la vie commune du maitre et de ses disciples, dans laquelle le maitre prêche par l’exemple); la consécration du disciple, c’est-à-dire son implication entière dans la formation et son obéissance au maitre; enfin la transmission du maitre, entièrement au service de la croissance de ses disciples.51qyL2v4wYL

Les trois étapes suivantes sont axées sur le transfert aux disciples des compétences du maitre. Il s’agit d’abord de la démonstration, par laquelle le maitre partage un savoir-faire éprouvé; ensuite de la délégation, par laquelle l’autorité missionnaire est progressivement transmise aux disciples afin qu’ils assument les responsabilités pastorales; enfin de la supervision, grâce à laquelle le maitre continue à exercer de loin une influence en corrigeant ses disciples au besoin.

La dernière étape est en fait l’objectif principal de tout le processus de formation mis en place par Jésus: elle vise la multiplication des disciples. Toutes les composantes ou étapes précédentes sont en effet agencées de manière à faire du rapport maitre/disciple une structure dynamique et un cadre évolutif qui soit propice au transfert de compétences et à l’autonomisation progressive de l’apprenti missionnaire, destiné à devenir maitre à son tour.

Évidemment, le modèle de formation offert par Jésus dans les évangiles concerne d’abord la formation des apôtres, à une époque précise de l’histoire de l’Église. Il ne saurait donc être adopté sans être adapté, en fonction du contexte vocationnel et professionnel dans lequel maitres et disciples se trouvent aujourd’hui. Il ne saurait non plus être adopté sans être spirituellement irrigué de l’intérieur par ce qui en fait in fine la véritable fécondité, à savoir la dilection du maitre pour des disciples qu’il n’appelle plus serviteurs, mais amis (Jn 15,15).

Cela dit, l’exemple évangélique de Jésus formateur de disciples reste pour nous la référence cardinale de la vie missionnaire et pastorale. L’ignorer ou la déformer dans ses principes les plus universellement valables, faute d’un enracinement suffisant dans la Parole de Dieu et d’une appropriation inspirée répondant aux besoins de notre temps, c’est à coup sûr faire entorse au principe premier de la vie chrétienne, l’imitation de Jésus Christ, et c’est du même coup compromettre le renouveau et la fécondité de la mission.

Robert Coleman, Évangéliser selon le maître, Éditions Cruciforme, 2016, 150 pages.

Alex La Salle

Alex La Salle a étudié en philosophie, en théologie et détient une maîtrise en études françaises. Il travaille en pastorale au diocèse de Montréal.