Et voici contre toi ceux qui veulent te détruire.
Nahum 2, 2
Avec Le Tourment de la guerre, le journaliste et essayiste Jean-Claude Guillebaud nous propose une méditation sur le phénomène guerrier. Trop longtemps négligé, ce sujet s’impose de nouveau à la réflexion depuis qu’un casse-gueule d’un genre nouveau, « mêlant terrorisme, criminalité et conflit armé classique » (1), s’obstine à ne pas se faire oublier et se rappelle périodiquement à notre attention, d’attentat en attentat, laissant flotter sur nos parcs verdoyants, nos squares fleuris, nos terrasses ombragées, un parfum de peur et de poudre que plus rien ne parvient à dissiper.
Ils sont bel et bien finis les jours d’innocence consumériste, de frénésie festivalière et d’apolitisme candide qui ont caractérisé les décennies douces qui nous ont vus grandir. Depuis peu, l’histoire, avec ses convulsions, ses massacres, ses conflagrations, ses crimes et ses abominations sans nom se rappelle instamment à notre bon souvenir. Au bon souvenir d’un Occident endormi depuis trop longtemps dans les délices de Capoue.
Le paradis perdu
Témoignant d’une indicible insouciance, nous en étions venus à croire que dominer le monde était une partie de plaisir, seulement entrecoupée de fastidieux mais brefs renversements de régime (pour installer les copains dictateurs et redémarrer la pompe Afrique); seulement différée par d’improbables croisades démocratiques diligentées par nos drones (afin de faire évoluer la tectonique des empires en notre faveur).
Avant, notre plus grave dilemme collectif était de savoir si telle diva en devenir méritait davantage de survivre au vote du public que tel jeune sex-symbol imberbe porté aux nues par des armées d’adolescentes affriolées, adeptes de Star Académie. À part ça, nous nous préoccupions surtout du sort de tel batracien des confins de l’Amazonie menacé par la déforestation, et nos pires ennemis étaient les algues bleues qui faisaient diminuer la valeur de nos chalets.
On s’inquiétait aussi de savoir si Ricardo pouvait réellement préparer ses pilons de poulet au paprika en vingt minutes…
Au plan personnel, on dormait mal la nuit surtout parce qu’on n’arrivait pas à comprendre comment le voisin de palier pouvait encore prétendre appartenir à l’espèce humaine, alors qu’il tardait à se procurer le-tout-nouveau-Aïe-Phone, avec Big Brother intégré. On s’inquiétait aussi de savoir si Ricardo pouvait réellement préparer ses pilons de poulet au paprika en vingt minutes, tel qu’indiqué sur son site, alors qu’il en faut au moins quarante au commun des mortels.
Les enfants d’Allah et de Coca-Cola
Après Charlie Hebdo, après le Bataclan et Orlando, il n’est plus possible d’en rester là.
On a beau, pour donner le change, pour perpétuer l’illusion, scruter à la loupe, comme d’habitude, le moindre postillon de l’entraineur-chef des Canadiens; on a beau, cultivant un art de vivre dont les générations précédentes ne pouvaient pas même imaginer le raffinement, passer ses soirées entre un bon porto et un bon porno ; on a beau redoubler de stupidité en répétant ad nauseam nos rituelles incantations sur la différence, l’ouverture et la tolérance, puis en protestant de notre dévouement à la cause de la diversité diversement diverse, rien n’y fait.
Les temps ont changé et la dure réalité s’impose à nous : il y a des méchants :-( . Pareil comme dans Batman ou dans Star Wars. Pareil pareil. Sauf qu’au lieu de se déguiser en Joker psychopathe ou en côté obscur de la farce, les pas-fins se déguisent en djihadistes. Et il faut dire que c’est vachement ressemblant! Avec leurs «Allahu akbar! » par-ci, leurs « Allahu akbar! » par-là, on les croirait tout droit débarqués d’une sourate médinoise.
L’usage d’armes plus meurtrières est la seule concession aux temps actuels à laquelle consentent nos fanatiques attifés comme des fellahs ou maquillés en quidams attendant la rame. Soumettant aux exigences modernes de rapidité et de productivité leur manière de perpétrer leurs crimes horrifiques, ils troquent parfois le cimeterre et le pal sanglants pour la kalachnikov ou le camion frigorifique.
Extension du domaine du djihad
Nos chers djihadistes ne dédaignent pas non plus garder un lien vivant avec la tradition en décapitant ou crucifiant. Un peu comme nous, en somme, ils sont à la recherche d’un point d’équilibre entre tradition et modernité. L’éventail de leurs moyens leur permet de sévir partout, de Saint-Jérôme à Jakarta en passant par Genève ou Limoges. Désormais, le stade Saputro, la rame de métro ou le plus récent spectacle techno-trash-rétro peuvent devenir notre tombeau.
Conséquemment, l’Occidental moyen court aujourd’hui le risque d’être arraché à son bonheur sous ordonnance.
En clair, ça peut péter n’importe quand n’importe où. Conséquemment, l’Occidental moyen – à peine né à la conscience historique il y a trois attentats – court aujourd’hui le risque d’être arraché à son bonheur sous ordonnance comme un dormeur à son sommeil oublieux, et de crever dans une ingénuité presque parfaite, sans avoir vraiment eu le temps d’en apprendre plus sur la guerre en général ou le djihad en particulier.
Aux livres, citoyens!
Pour comprendre un peu mieux pourquoi il est un chien d’infidèle qui mérite la mort; pour savoir ce qui, dans son existence pourtant falote et anomique, suscite autant de haine; pour s’expliquer ce qu’Allah le Clément et le Très Miséricordieux vient faire dans cette gabegie, il ne peut plus se contenter des bulletins télévisés qui, derrière leur logorrhée, nous cachent si bien tout ce qu’ils ignorent, sans pour autant se gêner de nous dire tout ce qu’il faut penser.
Une victime de la vanité de nos valeurs qui refuserait de mourir de benoite façon, en n’ayant à peu près aucune idée de pourquoi on l’étripe ; quelqu’un qui désirerait au moins « mourir en connaissance de cause » et préserver ainsi, dans un dernier sursaut d’orgueil, un semblant de dignité après avoir pris conscience de l’inanité de ses préoccupations passées, n’aurait d’autre choix que de rompre avec l’impératif d’insignifiance de notre époque, d’entrer en dissidence et d’ouvrir un livre.
Il ne sera jamais aisé, pour un mitoyen du monde, de se résoudre à pareille extrémité après avoir vécu toute sa vie dans l’insouciance parfaite, comme s’il n’était pas de ce monde, comme s’il habitait à côté de lui. C’est pourtant la seule solution pour qui veut comprendre. Et c’est là que Le Tourment de la guerre peut nous être utile, en nous évitant de clamser avec une tête d’ahuri. J’explique pourquoi, dans un prochain billet, en précisant qu’elle est la vertu essentielle du livre. Mais avant de développer, je rappellerai qui est Jean-Claude Guillebaud.
(1) Guillebaud cite ici la contribution à la revue Esprit d’aout-septembre 2014 d’Henri Bentégeat, un ancien chef d’état-major des armées françaises (2002-2006).