Le cardinal Robert Sarah, préfet de la Congrégation pour le Culte divin et la Discipline des sacrements (photo: Wikimedia Commons).
Le cardinal Robert Sarah, préfet de la Congrégation pour le Culte divin et la Discipline des sacrements (photo: Wikimedia Commons).

Déjà le jour baisse

Dans quelques jours, sortira au Québec le plus récent livre du cardinal Robert Sarah intitulé Le soir approche et déjà le jour baisse. Suivant les très populaires Dieu ou rien et La force du silence, ce livre d’entretiens avec Nicolas Diat vient achever une importante trilogie qui ne manquera pas d’influencer la réflexion sur l’Église et le monde.

Au cours des 435 pages, on y retrouve le regard spirituel d’un homme d’Église sur des sociétés dont les repères millénaires sont ébranlés par des transformations inédites. Cette exclusivité de notre époque semble remettre au gout du jour les références à une eschatologie trop longtemps laissée aux oubliettes.

S’encrant profondément dans une vision de type « ratzingeréienne », l’analyse qui retentit du préfet de la Congrégation pour le Culte divin et la discipline des sacrements pourrait s’apparenter à des chroniques sur les crises passées, présentes et à venir d’une humanité dans les « douleurs de l’enfantement » (Rm 8,22).

Manifestant les grandes lignes des défaillances de l’Église qui peine à venir au secours d’un monde en quête de sens et de stabilité, ce livre cherche néanmoins à reprendre pour soi les promesses du Christ à la source de « l’espérance qui est en [nous] » (1 P 3,15).

D’incontournables crises

Dès les premières pages, nous entendons le cri du cœur d’un pasteur portant sur lui « l’odeur » du désarroi d’une multitude de ses frères chrétiens « désorientés » (p.11) dans leur foi et leur rapport avec le monde : « Le mystère de Judas plane sur notre temps. Le mystère de la trahison suinte les murs de l’Église » (p.12). On est donc amené à parcourir avec son Éminence les différentes crises ad intra et ad extra qui ont conduit à la présente situation.

Depuis la figure historique de l’apôtre déchu, l’auteur nous invite à regarder en face les crises des 50 dernières années qui ont affecté l’Église dans ce qu’elle a de plus essentiel : la foi (chapitre 1), le sacerdoce (chapitre 2), l’ecclésiologie (chapitre 3) et la vie surnaturelle (chapitre 4).

La première partie de l’ouvrage réintroduit donc les grandes lignes de la critique désormais canonique du cardinal Ratzinger sur « la crise post-conciliaire ». On souligne donc l’influence négative du relativisme académique sur la « foi des petits », la mise en doute méthodique des fondamentaux du sacerdoce ministériel (p.137), la survalorisation des structures administratives (p.144), la tiédeur (p.136), etc.

Pour le cardinal africain, beaucoup de temps et d’énergie ont été dédiés à ce qui semble aujourd’hui dérisoire. En effet, que ce soit par le manque de vocations sacerdotales, la chute de la pratique dans les pays d’ancienne chrétienté, les divisions dans l’Église (p.140), etc., les faits sont loin de contredire les jugements négatifs du Préfet romain et du pape émérite.

Le rejet de l’amitié avec Dieu

Suite à cette vision intraecclésiale, l’entretien se déplace vers les différents maux sociaux et spirituels de l’Occident actuel.

Se présentant d’abord comme un interlocuteur occidental par adoption, cette voix africaine propose une analyse aussi pertinente que sévère : « Le mal qui caractérise la société occidentale est une tristesse consciente d’elle-même. L’Occident se refuse à aimer […]Il tue en lui-même le moteur de toute spiritualité : le désir de Dieu […]Une amertume épaisse se répand dans les âmes et la société. Toutes les relations sociales sont marquées par ce dégoût profond » (p.154).

En un mot, la décadence occidentale est le prix à payer pour le rejet de l’amitié avec le Dieu fait homme.

En ce sens, la source de ces divers maux rejoint l’analyse du pape François qui, dans l’encyclique Laudato si’, manifeste les mythes de la modernité (no210) et les travers du paradigme technocratique (no101) et du pragmatisme utilitariste (no215).

J’en ai la certitude : la paganisation de l’Occident paganisera le monde entier.

Cardinal Sarah

Le constat est sans équivoque : « J’en ai la certitude : la paganisation de l’Occident paganisera le monde entier et l’effondrement de l’Occident provoquera un cataclysme général, un bouleversement culturel, démographique et religieux total » (p.346).

Un tel jugement peut, à juste titre, être considéré comme exagéré ou prématuré. À l’heure où le pape François tente une nouvelle approche des relations entre l’Église et le monde, celle d’une « attitude de “sortie” et favorise ainsi la réponse positive de tous ceux auxquels Jésus offre son amitié » (Evangelii Gaudium, no27), ne sommes-nous pas ici devant un « retour en arrière » ?

Ce livre du cardinal Sarah n’est-il pas un retour à cette attitude de « condamnation » (Discours d’ouverture du concile, no2) dont saint Jean XXIII avait voulu se départir lors de l’ouverture du Concile Vatican II ? Je ne le crois pas.

Un nouveau rapport au monde

D’abord, la réfutation pure et simple semble moins facile à faire qu’il y a une décennie. Il est clair que l’analyse a un ton plus grave que celui de la critique du cardinal Ratzinger en 1983. Les éléments essentiels de la « critique dogmatique » sur la modernité occidentale sont néanmoins approximativement les mêmes dans les deux cas.

Sans aucun doute, nous avons devant nous un livre de type « déclinasioniste ». Page après page, on retrouve la critique « classique » contre l’activisme utopique (p.17), la sécularisation de l’horizon chrétien (p.128), l’amnésie sociétale (p.257), l’inculture contemporaine qui a rendu l’homme à un stade « quasiment animal » (p. 347) et contre la mondanisation et la bureaucratisation (p.142) de la pastorale (p. 145).

Ce qui me frappe, c’est que, sauf de rares exceptions tenaces, faire objection à cette critique n’est plus aussi facile à faire qu’auparavant. Contrairement aux critiques sévères contre Ratzinger, la popularité dont la publication de ce triptyque boschéen a joui représente, selon moi, un élément des plus significatifs. C’est donc que le contexte a changé.

Alors qu’il y a une décennie, on aurait pu rendre cette analyse insignifiante en lui accolant l’étiquette de « conservatrice » ou de « réactionnaire », on trouve aujourd’hui peu d’intellectuels catholiques enclins à ce raccourci.

Cela me semble mettre en évidence deux phénomènes touchant à la fois l’Église et le monde.

Un réel désenchantement

Premier phénomène : on assiste dans l’Église à un réel désenchantement devant ce qui apparait désormais comme les « fausses promesses » d’une herméneutique idéologique de la foi catholique. Qu’ils soient « de gauche » ou « de droite » (Christus Vivit, no205), rien ne semble moins productif que l’utilisation de ces qualificatifs pour comprendre les « rêves de Dieu ».

Si nous ne confessons pas Jésus Christ, nous deviendrons une ONG humanitaire, mais non l’Église.

Pape François

Comme le disait le pape François dans l’homélie suivant son élection : «Si nous ne confessons pas Jésus Christ, cela ne va pas. Nous deviendrons une ONG humanitaire, mais non l’Église, Épouse du Seigneur. […] Quand on ne confesse pas Jésus Christ, on confesse la mondanité du diable, la mondanité du démon. ».

La crise des abus sexuels a évidemment porté un coup fatal à l’ensemble des prétentions humaines de l’institution ecclésiale, du moins à court terme. Plus possible donc de se gargariser dans une posture de supériorité morale dans laquelle l’Église en Occident s’était bien souvent drapée depuis le Concile.

Préférant le conformisme tranquille au mandat divin du « marcher, édifier-construire, confesser », l’atmosphère intraecclésiale a retrouvé l’humilité nécessaire à l’accueil des pronostics choquants inspirés de l’Évangile et déployés dans ce plus récent livre du cardinal Sarah.

Une nouvelle donne

Le deuxième phénomène vient des changements colossaux que vivent nos sociétés.

D’Obama à Trump en passant par le réchauffement climatique et ce qui ressemble malheureusement de plus en plus à un « choc des civilisations », rien n’est moins crédibles aujourd’hui que les visions idéalisées d’un avenir paisible d’une « société des loisirs ».

Loin de se limiter aux « vieux réacs » d’antan, le scepticisme radical et les projections apocalyptiques semblent désormais faire partie intégrante du paysage culturel et médiatique. Cela explique donc la nouvelle légitimité dans l’espace public de ce type de critiques radicales qu’on retrouve dans ce livre.

Qualifiée il n’y a pas si longtemps encore de « conservatrice » pour mieux la rejeter, l’optique « ratzingérienne 2.0 » a donc tout ce qu’il faut pour accompagner « l’humanité en tous ses processus, aussi durs et prolongés qu’ils puissent être [tout en sachant faire preuve de ]patience apostolique » (EG, no24).

Retrouver la véritable espérance

Le livre Le soir approche et déjà le jour baissene s’arrête cependant pas à ce constat navrant.

Ne se situant pas au niveau purement humain, le but affirmé de ce « cri de l’âme » (p.16) est d’ouvrir les cœurs et les esprits à la Toute Puissance de Dieu qui seule peut sauver l’humanité.

Pour le cardinal guinéen, le grand retour à Dieu – à la fois culturel, ecclésial et spirituel – ne pourra se faire que si les chrétiens eux-mêmes acceptent de se laisser transformer par la Grâce divine :

« Aucune civilisation ne détient les promesses de la vie éternelle. Votre mission consiste à vivre fidèlement et sans compromis la foi que vous avez reçue du Christ  […]Il s’agit de vivre l’Évangile. Non pas de le penser comme une utopie, mais d’en faire concrètement l’expérience. […] Quand un feu éclaire la nuit, les hommes se rassemblent peu à peu autour de lui. Telle doit être votre espérance » (p. 279).

Comme la structure de la liturgie latine qui passe par le Kyrieavant de proclamer son Gloria, la communauté des croyants est invitée à contempler la miséricorde de Dieu à travers l’immensité de ses insuffisances. Que ce soit par la manifestation des manquements ecclésiaux, des conséquences sociales de la déchristianisation ou du rétrécissement spirituel de l’humanité, l’analyse contenue dans ce livre souligne l’urgence de la mission et de l’amitié avec Dieu.

De ce point de vue, cette analyse du cardinal Sarah fournit aux croyants un formidable complément à la conversion missionnaire voulue par le pape François.


Francis Denis

Francis Denis a étudié la philosophie et la théologie à l’Université Laval et à l'Université pontificale de la Sainte Croix à Rome. Il est réalisateur et vidéo-journaliste indépendant.