Roy Dupuis, dans le film Les feuilles mortes (image tirée de YouTube)
Roy Dupuis, dans le film Les feuilles mortes (image tirée de YouTube)

Comme des feuilles mortes

[NDLR]: Ce film contient des scènes violentes pouvant ne pas convenir à tous les spectacteurs

Un texte de Keven Heinz

Le 17 septembre dernier,  au cabaret du Festival de cinéma de la ville de Québec, l’atmosphère était à son comble. C’était soir de projection pour Feuilles mortes, un film 100% québécois, fait par des réalisateurs et des acteurs d’ici.

Pour les Québécois, l’histoire présente des airs de famille. Elle se déroule dans nos paysages ruraux et porte à l’écran une tête bien connue, celle de Roy Dupuis, dans le rôle d’un trappeur des bois arborant une ceinture fléchée.

Mais le film Feuilles mortes ne fait pas revivre les lieux communs du passé. Il nous projette plutôt dans un Québec du futur, redevenu rural. S’agit-il d’une pure fiction ? Non. Les réalisateurs le classent parmi les œuvres d’anticipation.

Survie

Le contexte du film est celui de la « crise ». Et si aucune précision ne nous est fournie sur sa nature, nous savons néanmoins que cette crise a réduit le monde à un état quasiment prétechnologique. Dans ce futur proche, la nourriture et l’essence se sont raréfiées au point de mettre l’humanité dans une situation de survie.

On est donc dans un Québec rural, puisque la chasse et la trappe sont le seul moyen que les Québécois ont dorénavant pour survivre….du moins, le seul moyen ordinaire. Dans un tel contexte, évidemment, tous ne choisissent pas le chemin de l’honnêteté, et ceux qui le choisissent ont tôt fait de se faire dérober le fruit de leur travail, et même leur vie.

On suit donc la vie d’un trappeur, d’une femme sexuellement abusée qui cherche la sécurité, et d’un homme membre d’un petit gang de gens moyennement honnêtes. Le chemin de ces trois personnes va se croiser, et leurs actions respectives vont les lier.

Sans vouloir divulgâcher l’histoire, nous soulignons toutefois que le film se déroule de manière à nous faire voir une série d’actes et de choix moraux. Et c’est là que l’on retrouve vraiment de quoi réfléchir.

Flou moral

C’est facile d’avoir en soi une conscience morale abstraite si notre vie est exempte de choix moraux difficiles. Par exemple, tout le monde s’entend pour dire qu’on ne peut pas tuer à moins d’être en situation de légitime défense.

Dans un contexte où on a raison de craindre des attaques, des vols et des abus de toute sorte et où on est obligés de se battre pour sa vie, des principes aussi simples que celui-ci deviennent flous.

En effet, dans ce contexte, comment caractériser la « défense »? Peut-on se permettre d’attendre d’être attaqués pour réagir aux actions des malfaisants? Dans un tel cas, cette attitude naïve serait-elle comparable à un suicide de la part de celui qui l’adopte? Est-ce que cette personne, en ne faisant jamais ce qu’on pourrait nommer une « attaque préventive », a capitulé, abandonné sa vie? N’a-t-on pas le devoir de lutter pour sa vie, au moins pour les gens qui dépendent de nous?

Il semble que dans le Québec de la crise, rien ne soit plus évident en matière de morale. Il n’y a pas de système de justice où dénoncer les criminels et les gens dangereux, pas de cour de justice pour les juger, pas de prison pour les enfermer, pas de policiers pour les maitriser, et de plus ils ont tendance à être mieux armés que les autres puisqu’ils n’hésitent pas à piller et à tuer.

Que faire alors?

Doit-on exercer soi-même la justice et les tuer pour prévenir la souffrance de ceux qui se retrouveront sur la route de tels hommes? Ce n’est pas, au sens strict, de la défense, donc les tuer est un meurtre… Mais en même temps, en les laissant agir, est-ce qu’on n’est pas meurtrier par omission de ses futures victimes?

Le tronc social

Une telle situation fait réaliser que beaucoup de préceptes moraux, naturels, sont applicables seulement dans la mesure où nous avons une société organisée et un système de justice. C’est comme si ces structures avaient pour but de nous libérer de choix moraux quasi impossibles en les faisant faire par d’autres agents, par des cours de justice et autres entités légales, qui sont constituées de gens qui ont l’obligation d’appliquer la loi. Mais même leurs décisions, au bout du compte, ne leur sont pas attribuables; elles sont plutôt attribuables à la loi.

Par exemple, il existe des endroits où devant certains crimes particulièrement abominables, le juge doit donner la peine de mort. Or, personne ne penserait que le juge « tue », puisqu’il ne fait que son devoir d’appliquer la loi.

C’est la loi, finalement, qui permet à l’homme de se gérer sans se frotter sans cesse à la possibilité de mal agir en matières très graves.

Même pour les chrétiens ou autres personnes religieuses qui suivent la « Loi divine », sans la loi humaine, nous serions dans un gouffre moral et nous serions difficilement capables de comprendre la différence entre bien agir et mal agir dans le concret de la vie quotidienne.

Il nous semble que c’est ce que le film révèle le mieux : les « feuilles mortes », détachées de la structure qui les regroupe, se dessèchent lentement.

Comme disait Thomas More (dans le film A Man For All Seasons), le monde est truffé de lois humaines, pas seulement de lois divines. Et sans ces lois derrière lesquelles nous nous cachons, nous ne pourrions jamais faire face à la tempête que le malin fait éclater.

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