« La question d’importance est un lieu commun à tous les genres de discours ; car tout le monde emploie des arguments qui tendent soit à diminuer, soit à grandir l’importance d’un fait. »
– Aristote, Rhétorique, Livre II, Chapitre XVIII, paragraphe IV.
On connaît l’impact des images et des représentations sur les opinions publiques. La capacité réelle d’un mouvement social ou politique à sortir vainqueur d’un confrontation dépend souvent de l’importance qu’il prendra symboliquement, dans l’esprit, la mémoire ou la conscience des hommes. C’est pour cette raison que les pouvoirs qui cherchent au contraire, par la propagande et la force, à entretenir le plus possible l’illusion ou la réalité du statu quo ont tout intérêt à ne pas surmédiatiser les forces qui militent contre l’ordre (ou le désordre) établi. En privant ces dernières d’une trop forte présence médiatique, on leur enlève l’importance qu’elles ont peut-être, mais qu’on ne veut surtout pas leur reconnaître.
Lundi 2 octobre, le journal télévisé de 20h de France 2 a réussi l’exploit de diffuser son reportage sur le référendum catalan après avoir couvert, longuement ou succinctement, en tout cas en prenant son temps, quatre autres évènements d’inégale importance, qui étaient tous d’un intérêt relatif par rapport à ce qui s’était passé la veille dans la communauté autonome gérée par la Generalitat de Catalunya.
Pourtant, France 2 est la chaîne nationale d’un pays, la France, qui serait le seul autre pays d’importance, avec l’Espagne, à avoir une frontière commune avec le nouvel État en cas d’indépendance. Un candide internaute cherchant à suivre l’actualité internationale en français aurait donc pu s’attendre à trouver chez elle une bonne couverture médiatique des événements de Catalogne et d’Espagne.
Il n’en fut pas ainsi. Au lieu de donner priorité à l’Espagne en difficulté, la chaîne s’est attardé sur la tuerie de Las Vegas (fait divers horrifiant qui restera dans les Annales, mais fait divers tout de même – au mieux phénomène de société récurrent), l’attentat au couteau ayant fait deux morts à Marseille (autre « phénomène de société » auquel il faudra s’habituer?), le procès du grand frère Merah, et, tenez-vous bien, l’incendie (criminel?) d’un immeuble HLM de Mulhouse, où cinq personnes ont trouvé la mort (autre fait divers accablant pour les proches concernés, mais sans commune mesure avec ce qui se brasse au Sud des Pyrénées, alors qu’un pays fait face à une menace de partition après la victoire des indépendantistes au référendum catalan et que la carte de l’Europe risque d’être modifiée (ce qui, d’un point de vue historique, constitue un événement autrement significatif me sembe-t-il).
Le 20h a aussi réussi l’exploit de faire mention des « violences de la police espagnole, filmées, exposées aux yeux du monde », sans jamais en montrer d’images, comme si les quelques très courtes séquences du 20h de la veille avaient suffi. Comme si le matraquage des démocrates, que nous sommes davantage habitués de voir sur les Place Tahir de ce monde qu’au cœur de l’Europe, n’avait aucun intérêt et ne constituait pas, en soi, un évènement profondément significatif, illustrant la finalement très relative culture démocratique d’une Europe qui, par ailleurs, se croit tellement évoluée politiquement qu’elle donne régulièrement des leçons de savoir-vivre-ensemble et prêche, de-ci de-là, sa morale droit-de-l’hommesque aux dictateurs (avant de les renverser et d’installer le chaos… ou d’autres dictateurs).
Au moins le reporter a-t-il noté au final, dans un élan de sincérité qu’on salue, « qu’aucune des instances dirigeantes [de l’UE] n’a condamné fermement les violences », mettant ainsi en évidence la facilité avec laquelle les technocrates européens s’accommodent d’une entorse aux principes démocratiques, dès que des aspirations politiques allant à leurs yeux à contresens de l’histoire viennent compliquer intempestivement le scénario irénique écrit d’avance par eux pour le bonheur et la béatitude des peuples d’Europe et d’Ibérie.
Pour quelques lentilles
Enfin, dans un autre reportage sur les « conséquences diplomatiques et économiques du référendum », le 20h de France 2 a réussi à nous rejouer à sa manière la vieille cassette, probablement trouvée dans les armoires poussiéreuses du Parti libéral du Canada, qui répète en boucle, comme un mantra, l’affirmation selon laquelle la turbulence économique et la récession menacent la région autonome en cas d’indépendance. C’est là la reprise du discours éculé qui prétend qu’échanger son droit d’ainesse contre un plat de lentilles est un signe de sagesse et de maturité politique des peuples. Seule concession à l’éthique journalistique, la reporter a privilégié la forme interrogative (« Sécession rimera-t-elle avec récession? ») pour ne pas trop faire voir qu’à France 2 on maitrise l’art d’orienter l’opinion publique dans une direction bien précise.
C’est donc ainsi qu’une grande chaine de télévision nationale, très certainement fière de sa respectabilité médiatique et très certainement inquiète de voir le phénomène des fausses nouvelles (fake news) se propager, nous a magistralement dispensé, par l’exemple, une belle leçon sur l’art de faire des reportages factuels et néanmoins tendancieux.
Pour notre édification personnelle, et parce que ce sont là des méthodes utilisées journellement par les grands médias, il n’est pas inutile de s’arrêter un instant pour décrire brièvement les procédés éprouvés que la chaine française a choisis d’utiliser pour nous dire, en sous-texte, non pas ce qui s’est passé en Catalogne, mais ce qu’il convient de penser de l’indépendantisme catalan, ce folklore un peu trop fervemment entretenu.
Le fond et forme
Un bon propagandiste travaille à la fois sur le contenu et sur le forme du message. C’est ce qu’a fait France 2.
La chaine a agi au niveau de la forme (l’ordre de présentation des nouvelles) en faisant le choix éditorial de prioriser telle nouvelle (incendie à Mulhouse) plutôt que telle autre (la Catalogne indépendantiste menaçant l’unité espagnole), ce qui en dit beaucoup sur la non-importance qu’elle veut que le public accorde, pour ainsi dire, aux efforts des Catalans sécessionnistes.
Mais si on s’arrête un instant pour réfléchir, on se dit qu’il est impossible que l’incendie mortel de Mulhouse soit perçu par l’élite journalistique de France comme ayant plus d’importance qu’une possible partition de l’Espagne.
On se dit en soi-même: « Ils ne peuvent pas être si dépourvus de jugement. Ils ne peuvent pas avoir été abrutis par leur propre machine à délasser les badauds et à standardiser la pensée au point de faire prévaloir sans réfléchir le fait divers sanglant sur la nouvelle de portée potentiellement historique. Il faut donc qu’ils soient en train de servir une autre cause, en train de faire autre chose que d’informer le public sur les principaux évènements de l’actualité. »
Et c’est bien de cela qu’il s’agit en définitive. L’équipe du JT n’a pas cherché à nous informer sur des faits, elle s’est efforcée de fausser l’appréciation que nous en aurions, en diminuant leur importance, en les reléguant au rang de sous-fait divers ne méritant pas prioritairement notre attention. Pourquoi? Pour préserver le statu quo.
Ensuite, les journalistes ont travaillé le contenu, en laissant de côté les images du généreux bardassage des citoyens par la police et en faisant le service minimum quand il s’est agi de mentionner les violences policières de la veille, violences qui méritaient pourtant qu’on les immortalise, à la manière d’Orwell, dans un essai qui aurait pu s’intituler Dommage à la Catalogne.
Ici, on s’est manifestement soucié comme d’une guigne de rendre compte fidèlement de l’ampleur et de la portée de ce qui apparaît déjà comme un évènement historique: le spectacle peu glorieux d’une police d’Europe de l’Ouest, mandatée, en 2017, pour interrompre, à coup de matraque, l’exercice démocratique d’une communauté autonome d’Espagne résolue à se prononcer sur son avenir.
Il m’a fallu aller sur YouTube pour avoir une idée plus précise de la dextérité avec laquelle la police espagnole use du bâton contre les petits vieux, et pour apprécier son doigté quand elle tire opiniâtrement les femmes par les cheveux ou les rosse avec une ardeur toute mâle.
Fake news et nouvelles faussées
Les vrais maitres dans l’art de « fabriquer l’opinion » savent qu’il est plus profitable de fausser la nouvelle en en minimisant l’importance et donc l’impact, ou encore en en occultant au maximum les aspects qui desservent trop la bonne cause, que de fabriquer bêtement de fausses nouvelles.
Les vraies fake news sont rares et sont souvent le fait de petits sites minables. Par contre, les nouvelles faussées sont légion et les grandes chaines en déversent chaque jour des tombereaux sur nos innocentes petites têtes.
Remercions France 2 de nous avoir rappelé cette salutaire vérité, qui, si nous la gardons à l’esprit, nous incitera certainement à ne consommer qu’avec modération la panade qu’on nous sert tous les soirs d’Atlanta à Doha, de Paris à Pékin, avec un sourire si charmant et un souci peu commun de notre hygiène intellectuelle.