Tapisserie de Bayeux (wikimedia - CC)
Tapisserie de Bayeux (wikimedia - CC)

Le gouffre de la guerre

(Lire la première partie)

Portrait d’un reporter

Jean-Claude Guillebaud n’est pas un indécrottable va-t-en-tguerre. Ce n’est pas non plus un admirateur des Croisades ni un « fana mili » transporté d’enthousiasme à la vue d’un canon de 30. C’est un homme plutôt de gauche, bercé durant sa jeunesse par l’antimilitarisme de son temps et revenu sur le tard au christianisme; un homme dont l’évolution spirituelle l’a conduit, entre autres, au plan sociétal, à s’opposer au cocasse « mariage pour tous », en 2013 (1).

L’auteur du Tourment de la guerre a quelques titres à écrire sur la guerre et la violence, car il a couvert, durant vingt-six ans, d’innombrables conflits armés en tant que reporter. Ses différentes affectations, « du Biafra en 1968 à l’ex-Yougoslavie en 1994 », lui ont valu d’être désigné par ses collègues du Monde comme « le préposé aux catastrophes ».   Devenu par la suite un essayiste prolifique, il a entre autres témoigné de son retour à la foi dans Comment je suis redevenu chrétien (2007).

Jean-Claude Guillebaud est aujourd’hui journaliste à L’OBS, en même temps que chroniqueur pour le magazine La Vie et éditeur. Il a, si je me fie à mon flair, au moins un ennemi déclaré en la personne du dénommé Christian Adam, pamphlétaire féroce qui a fait contre J.-C. Guillebaud un usage immodéré des gémonies romaines, dans Résignez-vous! (2).

Dans la querelle qui a opposé au printemps dernier les islamologues Olivier Roy et Gilles Kepel, Guillebaud s’est rangé résolument du côté du premier, qui défend la thèse de « l’islamisation de la radicalité », contre le second, qui juge que nous sommes actuellement confrontés à une « radicalisation de l’islam » (3).

La guerre existe

L’auteur de La trahison des Lumières (1995), de La tyrannie du plaisir (1998) et du Goût de l’avenir (2003) est fasciné par les figures de Tolstoï et de Gandhi, prophètes de la non-violence qu’il vénère et dont il a pieusement observé les reliques à Moscou et à Mumbaï.

À elle seule, cette dernière anecdote laisse entrevoir à qui ne l’a pas lu que Le Tourment de la guerre n’a rien d’un bréviaire de la haine, même s’il laisse deviner chez son auteur une certaine fascination (au moins passée) pour la guerre. En fait, Le Tourment est un livre qui a la vertu toute simple, mais fort appréciable à l’heure actuelle, de nous rappeler que la guerre existe (4), qu’elle a toujours existé en ce monde déchu et qu’elle existera toujours, jusqu’à ce que le loup habite avec l’agneau (pour parler comme Isaïe (cf. Is, 11, 6)).

La guerre existe de mille manières.  Comme souvenir de famille, comme horizon professionnel ou comme sujet de reportage; comme splendide apparat, comme inavouable ivresse ou comme trouble fascination. Elle est aussi un « trémoussement hideux » (Maurice Genevoix), un carnaval de l’horreur et une innommable boucherie.  Parfois, on juge qu’elle est aussi un développement économique, une expansion religieuse ou une politique ambitieuse poursuivie par d’autres moyens.

Dans ce qu’elle a de plus bouleversant, elle est un triomphe sur la peur, un creuset du courage, une matrice de l’abnégation, une indicible expérience de fraternité et la source d’une mystérieuse communion des anciens adversaires dans une même souffrance ineffaçable (pensons par exemple à l’amitié qui lia August von Kageneck et Hélie de Saint Marc).  Elle existe enfin dans sa nudité, telle qu’Henry Dunant, fondateur de la Croix rouge, l’a vue, à Solférino, en 1859; elle est alors « un combat de bêtes féroces, furieuses et ivres de sang », qui fait honte à l’humanité.

L’héroïsme en déshérence

Un des passages les plus pathétiques du livre de J.-C. Guillebaud est celui où il raconte le sort de son demi-frère Henri, ancien des guerres d’Indochine et d’Algérie, qui, dégoûté par le sort réservé aux harkis (ces Maghrébins des rangs français abandonnés par de Gaulle en Afrique du Nord à la fin de la guerre d’Algérie), a démissionné de l’armée « avec mille cinq cents autres officiers subalternes » pour bientôt se retrouver dans le Midi de la France à vivoter, en exerçant un modeste emploi d’encadreur.

Du lieutenant Henri de Beaulieu, cavalier de la 12e compagnie nomade, responsable de la dernière charge de l’histoire de la cavalerie française effectuée dans l’Ouarsenis en février 1959, il ne resta rien dès lors qu’une épave de héros, rongée d’amertume et remplie de souvenirs brisés. De même, il semble ne rien rester dans l’imaginaire et la conscience historique des Occidentaux, à quelques exceptions près, de tous ces siècles d’histoire militaire remplis du bruit des armes et du cri des hommes.

Héritage plus souvent atroce que glorieux, il faut le dire, et qui a fait la misère plus que la grandeur de notre civilisation; mais héritage tout de même.  Qu’on le vénère ou qu’on l’abhorre, ce patrimoine est nôtre.  Il se déploie dans l’invisible, par grands tableaux successifs, bien en amont du D-Day et d’Iwo Jima, comme une sorte de longue tapisserie de Bayeux racontant, avec les couleurs de l’obsidienne, de l’anthracite et de l’escarboucle, la geste sanglante des aïeux. S’y mêlent aux faits d’armes historiques les batailles imaginaires, aux colonnes de légionnaires les personnages homériques.

Le bouclier de la mémoire

Qui peut encore douter que la mémoire chérie et entretenue de ce passé martial, imaginé et vécu, nous protégerait mieux de notre propre propension au bellicisme (manière G. W. Bush) et des attaques orchestrées par ceux qui rêvent de nous occire (pour assouvir leur désir d’anéantissement du moi et du monde) que ne peut le faire l’analphabétisme polémologique cultivé avec soin, depuis un demi-siècle, par des élites jouisseuses, iréniques et prospères, n’ayant engendré, à force de veulerie, que des puceaux de l’apocalypse mal préparés à encaisser les coups durs qui s’en viennent?

« Notre analphabétisme – y compris le mien – au sujet des mécanismes et des motivations de la guerre confine aujourd’hui à l’imprévoyance », confesse Jean-Claude Guillebaud après avoir fait le regrettable constat  que « nous avons […] désappris à réfléchir sur la guerre » et qu’il nous faut de toute urgence réapprendre à la penser pour mieux la contenir et la civiliser.

En offrant une approche du sujet par thèmes (5) et en illustrant ceux-ci avec des exemples tirés de la campagne de Russie de 1812, de la Guerre de 14-18, de 39-45, de la guerre du Viêt Nam, du conflit syrien et d’autres encore, Jean-Claude Guillebaud nous initie à une réalité qui s’ouvre désormais devant nous comme un gouffre.  Et ce gouffre, nous n’aurons peut-être d’autre choix, pour nous en extirper, que d’y plonger d’abord.

Jean-Claude Guillebaud, Le Tourment de la guerre, Éditions de l’Iconoclaste, 2016, 392 p.

Notes:

(1)  Comme et avec ses collègues de l’Académie catholique de France.

(2) C. Adam s’est livré à un exercice d’exécration contre Guillebaud, dont il fait le symbole des « papis « sauveurs du monde » de la race des Edgar Morin, des Stéphane Hessel, des Raoul Vaneigem, et des Michel Serres ».  À ce titre, précise-t-il, « papi Guillebaud n’est qu’un papillon parmi tant d’autres, pris dans le filet de [sa] dérision. » Il reproche essentiellement à cette cohorte d’essayistes d’être des « traficants du positive thinking », des « « conditionneurs » de mentalités […] qui poussent l’impudence jusqu’à prendre de haut le mal qui [nous] ronge ». C’est méchant.

(3) Pour un rapide rappel de la querelle en question, voir l’article La grande peur des bienpensants, dans lequel j’ai pris position en faveur de Kepel.

(4) Pour donner le ton et nous rappeler à la réalité, Guillebaud a choisi de mettre en épigraphe au Tourment de la guerre cette citation de l’écrivain allemand Ernst Jünger, tirée de la préface à la cinquième édition d’Orages d’acier : « Une époque, d’une brutalité dont nous ne pouvons nous faire aucune idée, est en marche. » Ce sombre oracle réduira-t-il le fossé qui sépare Guillebaud de C. Adam, son contempteur?

(5) Par exemple, dans le désordre : la place de la musique dans la guerre, l’ingratitude des peuples à l’égards de leurs anciens combattants, les pillage commis par les armées en déroute, les moyens d’échapper à l’horreur (déserter, feindre la mort, s’enfouir dans la terre, opérer un dédoublement de conscience pour mieux oublier le front, etc.), les traces laissées dans le paysage par les grandes batailles, l’ambiguïté des notions de « partisan » et de « terroriste » facilement interchangeables, le sang versé au nom de Dieu, etc.

Alex La Salle

Alex La Salle a étudié en philosophie, en théologie et détient une maîtrise en études françaises. Il travaille en pastorale au diocèse de Montréal.