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La grande peur des bienpensants

Hier, 15 mars 2016, il y avait cinq ans tout juste que les troubles à l’ordre public débutaient en Syrie.

Nul ne pouvait imaginer alors qu’ils étaient gros de tout un cortège de massacres, de viols, de décollations, d’ambitions génocidaires, de folies califales, de saccages du patrimoine et autres aberrations terroristes dont nous avons perdu le compte depuis, tellement ça pleut.

Ces atrocités en cascade ont mis à mal les maigres réserves de compassion de certains, tandis que, chez d’autres, elles ont éveillé des réflexes de solidarité longtemps endormis et comme ankylosés par trop d’insouciance heureuse ou de prospérité nord-américaine.

C’était hier, donc, qu’on commémorait l’ouverture des portes de l’enfer, quelque part entre Damas, célèbre en d’autres temps pour son chemin, et Homs, où les kalachnikovs n’ont pas tardé à remplacer les smart phones (pour plus d’efficacité), et où les salafistes ont pris le relais de la jeunesse éprise de liberté (pour plus de théocratie).

Hier aussi, par je ne sais trop quel hasard de la Providence, le convoyeur facebookien a fait défiler devant mes yeux un texte écrit à quatre mains par Gilles Kepel et Bernard Rougier, texte paru la veille sur le site du quotidien Libération, sous le titre «Radicalisations» et «islamophobie» : le roi est nu.

Aimer la gauche

Je ne saurais trop recommander la lecture de cet article, qui, au-delà de ses vertus intrinsèques, a pour effet latéral de nous faire soudainement aimer les médias de masse, et même les médias de masse de gauche, capables accidentellement de servir la vérité en véhiculant autre chose que la vulgate progressiste issue de l’accouplement monstrueux de la cupidité libérale et de l’avidité libertaire. Comme quoi rien, mais vraiment rien n’est impossible à Dieu.

Quelles surprises nous réserves-tu encore, ô Roi de gloire, Toi qui fais de tes ennemis le marchepied de ton trône?

À l’intention de ceux qui n’auraient jamais entendu parler de messieurs Kepel et Rougier, précisons qu’ils sont tout sauf de petits pamphlétaires fielleux qui fulminent ou se lamentent dans les journaux, pour deux sous la copie, en excitant les passions les plus basses.

Ce sont, au contraire, de très sérieux professeurs d’Université, d’une circonspection et d’une retenue exemplaires, qui pèsent chaque mot, pour qu’aucune de leurs déclarations ne déclenche de polémique inutile, ou pire encore, d’émeute juvénile. Car ces messieurs consacrent généralement leurs savants travaux à l’étude du personnage le plus en vogue à Raqqa depuis 2014, le djihadiste, et ils savent mieux que nous tous que le djihadiste est un sujet explosif, dans tous les sens du terme.

Qui a peur de l’islamophobie?

De la prudence à la pleutrerie, il y a cependant un pas que nos deux spécialistes du djihad ne veulent pas franchir. Tout pourtant, dans la cité, les y incite : les médias dégoulinants d’humanitarisme sentimental, les politiciens socialistes en mal d’électorat et d’autres universitaires moins en prise sur le réel.

En lisant «Radicalisations» et «islamophobie» : le roi est nu, on apprend à quel point ces élites bienpensantes ont une affection déréglée pour l’ingénieux chiasme forgé par le politologue Olivier Roy, qui répand la thèse de « l’islamisation de la radicalisation » pour éviter de parler de la « radicalisation de l’islamisme ».

Au fondement de cette thèse, l’idée rassurante selon laquelle la radicalisation se colorerait, au gré des époques, de différentes teintures idéologiques (hier le rouge communiste, aujourd’hui le vert islamiste), sans changer foncièrement de nature.

Cette option théorique a l’avantage de nous dispenser de réfléchir sur la singularité de l’islam (théologique et politique) comme possible ferment de la violence, et déplace consciencieusement le centre de gravité du débat du pôle religieux/culturel/allogène vers le pôle social/économique/autochtone.

Elle comporte au surplus l’insigne avantage d’offrir un confort intellectuel inégalé à ceux qui vendraient leur mère pour ne jamais se faire taxer d’islamophobie, la religion du prophète quraychite y étant réduite a priori à un facteur adventice de la radicalisation et de la violence politique.

Penser l’islam quand même

Dans leur texte, Kepel et Rougier déplorent qu’une idéologie truffée de « prénotions » (1) soit ainsi érigée en théorie lénifiante, pour que jamais ne soit remise en question la « doxa médiatico-politicienne », et que jamais personne ne soit tenté de s’interroger sur la spécificité de la radicalité djihadiste.

Celle-ci a pourtant l’originalité d’être fondée sur la croyance en une révélation divine et l’exemple « éthique » d’un chef religieux qui est en même temps un chef de guerre. Rappelons, pour ceux qui ne le sauraient pas, que Das Kapital a d’autres fondements.

En bons chercheurs, Kepel et Rougier ne présument de rien. Ils revendiquent seulement la liberté de penser le djihadisme et d’en discerner les causes. Toutes les causes. Y compris celles qui pourraient originer du cœur de la civilisation islamique.

Est-il nécessaire de dire que l’effort scientifique qui consiste à examiner pour lui-même le monde arabo-musulman, afin d’y découvrir d’éventuelles causes culturelles ou sociales de la radicalité djihadiste, n’est en rien une tentative délibérée d’attenter à la dignité des musulmans ni une invitation qui leur est adressée à rejeter en bloc toutes leurs croyances et leurs coutumes?

Sauf à penser que l’examen rationnel des idées et des comportements des hommes, quels qu’ils soient, est une activité foncièrement répréhensible et passible d’empalement, on ne peut s’objecter à ce que la raison questionne la foi, quitte à ce que la foi interroge à son tour la raison, pour que foi et raison se mesurent à l’aune l’une de l’autre, dans un constant effort de purification dialectique.

C’est en tout cas la méthode catholique. Et les catholiques n’en réclament pas l’usage exclusif. Ils sont tout à fait prêts à la partager. Une fois bien maîtrisée et correctement appliquée, ça donne saint Thomas d’Aquin, le bienheureux Dun Scot, Suarez, Gilson ou Maritain.

L’article de Kepel et Rougier révèle à quel point les totems et les tabous idéologiques de la gauche jadis tiersmondiste, aujourd’hui diversitaire, mais toujours utopiste et irénique, peuvent paralyser tout effort de compréhension libre et courageux du drame culturel que nous vivons actuellement en Occident – drame qui se joue évidemment d’abord en Islam, où des peuples entiers sont otages de la terreur.

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Notes :

* Le titre « La grande peur des bienpensants » est emprunté à Bernanos, qui avait ainsi intitulé son premier grand essai.

(1) Terme de sociologie durkheimien que les auteurs de l’article définissent ainsi : « ‘sortes de concepts, grossièrement formés’, qui prétendent élucider les faits sociaux, mais contribuent, en réalité, à les occulter car ils sont le seul produit de l’opinion, et non de la démarche épistémologique de la recherche. »

Alex La Salle

Alex La Salle a étudié en philosophie, en théologie et détient une maîtrise en études françaises. Il travaille en pastorale au diocèse de Montréal.