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De Sainte-Foy à Tibhirine

Au moment même où nous commémorons l’attentat de la Mosquée de Québec, la pensée du frère Christian de Chergé peut nous aider à comprendre, non seulement notre connaissance du Christ, mais également le sens profond que peuvent révéler de telles tragédies.

Vendredi dernier, le pape François signait le décret de béatification des 19 martyrs d’Algérie parmi lesquels figurent les désormais célèbres moines de Tibhirine. Nous connaissons bien l’histoire de ces hommes qui, par amour pour Dieu et le peuple algérien, avaient décidé de rester dans leur monastère, et ce, malgré la double menace islamiste et militaire. L’un deux, le frère Christian de Chergé, avait développé une théologie des religions qui est fortement susceptible d’éclairer nos enjeux actuels.

Le Royaume déjà présent

Nous voyons souvent le salut apporté par Jésus-Christ comme s’il ne concernait que l’humanité, comme si le cœur humain seul avait été brisé par la faute originelle. Or, bien que ce péché a été historiquement commis par Adam et Ève, il n’en demeure pas moins que c’est l’univers entier qui en a été affecté. Par un acte volontaire, l’homme a introduit le désordre dans le Cosmos (en grec : ordre).

De plus, l’Incarnation du Fils de Dieu n’a pas seulement remis les choses en place, elle les a élevées pour les rendre participantes de sa divinité. En effet, en assumant l’humanité, le Christ a offert au monde créé de pouvoir participer à la nature divine. Lorsque nous serons ressuscités, nous le serons dans un monde transfiguré, dans un univers participant lui aussi, à sa manière, à la Trinité.

Or, cette réalité eschatologique nous la considérons souvent très loin de nous, comme si l’univers de la résurrection n’était pas tangible. Comment pourrions-nous faire autrement avec tout ce mal autour de nous; ce mal fait de massacres, de larcins, de méchancetés ?

C’est ici que les martyrs d’Algérie peuvent nous éclairer, non seulement par leur témoignage d’obéissance à l’exhortation du Christ: «aimez vos ennemis et priez pour ceux qui vous persécutent» (Mt 5,44), mais parce que cette attitude est la seule véritablement en cohérence avec le Mystère de la Présence de Dieu dans le monde.

Le Christ étant déjà présent parmi nous, et même, au plus profond de notre être, comment est-il possible de laisser quoi que ce soit nous détourner de cette réalité ? Par cette Grâce que le Christ nous offre gratuitement, nous devons surmonter toutes les barrières qui nous empêchent d’aimer notre prochain. Rien ne devrait bloquer ou obscurcir cette réalité de la présence hic et nunc du Royaume de Dieu. «Aimer malgré tout» pourrions-nous dire, sachant que ce «tout», en comparaison, n’est finalement pas grand-chose…

Une théologie du «vivre ensemble»

Cette Présence du Royaume déjà là parmi nous, le frère Christian de Chergé en avait fait l’une des pierres angulaires de sa théologie des religions. En effet, si l’unité entre les hommes est l’une des caractéristiques du monde racheté, nous devons agir entre nous, non pas comme si c’était le cas, mais parce que c’est effectivement le cas.

Non pas que nos différences ne sont pas importantes. Par contre, elles «surpassent leur droit» lorsqu’elles nous empêchent de vouloir le bien de l’autre.

D’abord, nous sommes tous appelés (chrétiens, musulmans, juifs, athées, riches, pauvres, etc.) à «vivre ensemble» du fait de notre commune humanité. Non pas que nos différences ne sont pas importantes (elles le sont et il est sain d’en être fiers). Par contre, elles «surpassent leur droit», si je puis m’exprimer ainsi, lorsqu’elles nous empêchent de vouloir le bien de l’autre. En ce sens, l’expression du pape François de «construire des ponts et abattre des murs» signifie laisser prendre la première place à ce qu’il y a de plus beau et de plus profond dans l’humanité.

De leur côté, par leur accueil de la Révélation, les chrétiens peuvent aller encore plus loin. Dans l’un de ses nombreux écrits, le bientôt bienheureux Christian de Chergé affirmait:

«Si j’ai l’audace d’espérer signifier, dans ce «vivre ensemble», quelque chose de la communion des saints, c’est d’abord parce que j’apprends à mes dépens, et jour après jour, que le dessein de Dieu, sur le christianisme comme sur l’islam, reste de nous convier les uns et les autres à la «table des pécheurs». Le pain multiplié, qu’il nous est déjà donné de rompre ensemble, est celui d’une confiance absolue en la miséricorde du Tout-Puissant».

Ainsi, chrétiens et musulmans ne partagent pas seulement une commune humanité, mais se rejoignent aussi par cela même qui semble les séparer. En effet, notre communauté, au-delà des différences, est un signe de cette «communion des saints» déjà présente ici et maintenant.

De plus, selon le frère de Chergé, cette double reconnaissance de la nécessité pour les hommes d’être pardonnés et de l’Infinie Miséricorde de Dieu permet un rapprochement spirituel :

«Lorsque nous acceptons de nous retrouver dans ce partage, doublement frères parce que «prodigues» et parce que pardonnés, il nous devient possible, je l’affirme, d’écouter et de reconnaître une même Parole de Dieu livrant sa richesse de vie, un même Verbe offert à la multitude en rémission des péchés».

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À l’heure où nous commémorons les attentats à la Mosquée de Québec, de cette tragédie où, comme à Tibhirine, des personnes ont dû payer de leur vie leur désir d’aimer Dieu, il est plus que jamais nécessaire de se convertir, de prier et de réfléchir avec des témoins crédibles sur le sens profond des événements qui nous entourent.

Que Dieu nous donne, par l’intercession des moines de Tibhirine, le don de la sagesse et de la paix.

Francis Denis

Francis Denis a étudié la philosophie et la théologie à l’Université Laval et à l'Université pontificale de la Sainte Croix à Rome. Il est réalisateur et vidéo-journaliste indépendant.