Jean-Paul II a été pape, révolutionnaire du monde et de l’Église, amoureux de la jeunesse, défenseur de l’humanité… Mais ce que l’on connait moins de lui, c’est une passion bien ancrée pour le théâtre et la poésie.
Alors qu’en ce 22 octobre le monde souligne la mémoire de son intronisation pontificale en 1978, nous y voyons l’occasion d’explorer ses profondes intuitions sur l’art avec l’aide de la femme de théâtre Patricia Nammour.
L’actrice, dramaturge, metteure en scène et cofondatrice d’ateliers de développement humain par le théâtre nous guidera dans notre relecture des premiers pas artistiques de celui qui s’appelait alors Karol Wojtyla. Lolek, pour les intimes. Mais ne prétendons pas retracer l’ineffable ! Nous le savons : si de la scène à la Cène il n’y a qu’un pas, de Lolek à Jean-Paul II c’est tout un cheminement.
L’enfance : l’art des petits pas
Loin d’être un enfant de la balle, rien ne laissait voir que Karol aimerait la scène. Son père était militaire, sa mère au foyer, son frère médecin. À 12 ans, il ne lui restait plus que son père, à 21 ans, plus personne de sa famille nucléaire.
« N’est-ce pas parce qu’il a appris à vivre en homme de chair et de sang, vulnérable, humain, donc artiste, qu’il a pu si bien communiquer avec ses contemporains du monde entier ? »
C’est entre les deux, à 14 ans, qu’il découvre le théâtre à Wadowice. Il rencontre Mieczyslaw Kotlarczyk, professeur de polonais au lycée et fondateur du théâtre rapsodique : « c’était un théâtre très simple où l’attention se concentrait sur la déclamation du texte poétique » (Jean-Paul II). La parole s’incarnait dans le rythme de la voix, dans le souffle et tout le corps de l’acteur.
« Être artiste, c’est s’exposer tel que l’on est », s’amuse à commenter Patricia. « En un premier temps, le théâtre sert de bouclier, comme une petite fenêtre qui permet la lumière tout en gardant les rideaux fermés. On s’y investit en se protégeant derrière le personnage que l’on interprète. On prétend que c’est son histoire, et qu’on ne se ressemble pas tous les deux. »
« Petit à petit, renchérit la dramaturge, et à force de jouer des personnages différents, on apprend à comprendre le vécu de chacun pour faire valoir au mieux son histoire. Le théâtre devient alors une porte formidable de non-jugement, d’empathie, qui va jusqu’à renouveler mon regard sur ma propre histoire. »
Pour Karol, le vide affectif causé par la mort brutale de sa mère, puis de son frère, lui laisse une blessure qui s’épanche secrètement. Le théâtre devient pour lui un espace de liberté où il se révèle à lui-même en homme de chair et de sang.
Plus tard, il dira : « l’art ramène l’homme à lui-même et le fait devenir plus homme. Voilà pourquoi il est école de la plus haute humanité ». Précisément ! N’est-ce pas parce qu’il a appris à vivre en homme de chair et de sang, vulnérable, humain, donc artiste, qu’il a pu si bien communiquer avec ses contemporains du monde entier ?
La jeunesse : l’art contre l’oppression
Cracovie, capitale des arts et des lettres, 1939. À 18 ans, Karol y débarque pour poursuivre des études en philologie. Casquette de côté et foulard au cou, il entre dans les cercles de poètes où il met à contribution son art rapsodique. Il réussit brillamment sa première année.
Mais l’odeur de la mort se fait sentir.
La Pologne perd son identité. Les enseignants, accusés de « polonisme », sont déportés en camp nazi. « C’est la nuit où se battent en nous le désespoir et l’espérance : cette lutte se superpose à toutes celles de l’histoire », écrit-il. Le soir, chez lui, il s’enivre de la Bible et des poètes de sa patrie pour maintenir vivante une parole et laisser résonner l’accent polonais : « chanter l’histoire avec les mots de notre langue comme un étendard ».
« L’art ne peut être que résistance, souligne Patricia. C’est sa fonction principale ! D’ailleurs, si tu veux détruire un pays et asservir ses hommes, tu commences par détruire son identité, sa culture, son éducation. Car seuls les artistes savent exprimer l’identité véritable d’un pays. »
Parfois, au détriment de leur vie.
C’est d’ailleurs au risque de sa peau que Karol poursuit clandestinement l’expérience du théâtre rapsodique et s’affirme en grand dramaturge et interprète. Il crée les « heures mystiques » avec son ancien professeur où se lisent des textes pour entrer en espérance. Ils entrent ainsi en résistance.
« Ces hommes et ces femmes ont dû croire avec une ténacité sans pareil à la force non compromissoire du bien et du beau pour résister au mal et à l’intolérable, explique Patricia. Abandonner serait signer un arrêt de mort. Il s’agit de veiller pour témoigner que le beau et le bien sont toujours là, et que leur moment viendra, sans aucun doute ».
Karol l’écrira ainsi : « faible est le peuple s’il accepte sa défaite, s’il oublie qu’il reçut mandat de veiller jusqu’à ce que vienne son heure. Car, sur l’immense cadran de l’histoire, les heures viennent toujours ». Mais « entre ce qui murissait en moi et le contexte historique, y avait-il un lien plus profond ? »
L’art chemin de foi
Karol se sent de plus en plus attiré par la vocation religieuse :
« Redécouvrant la parole à travers les études littéraires, je ne pouvais pas ne pas me retrouver proche du mystère de la Parole à laquelle nous nous référons chaque jour : “Et le Verbe s’est fait chair et il a habité parmi nous.” J’ai compris plus tard que les études de philologie m’avaient préparé le terrain… ».
Qui aurait pu penser qu’il allait un jour renoncer à une brillante carrière d’acteur à laquelle tous le prédestinaient pour choisir le sacerdoce ?
Même Kotlarczyk, son mentor, a essayé de l’en dissuader ! Mais lui qui a résisté par la beauté du verbe au mal de tous les totalitarismes, comment pouvait-il se contredire maintenant en résistant à la beauté de Celui qui est le Verbe ?
Désormais, il s’agit « d’aller seulement dans le sens du torrent, dit-il, sans arrêt, sans résistance. Si la vérité est en moi, elle doit éclater. Je ne peux la repousser sans me repousser moi-même ».
« Ce n’est pas si évident, reconnait Patricia. Parfois, on a l’impression de lâcher-prise alors qu’en vérité on baisse les bras. Et parfois, c’est exactement l’opposé ! Dans l’épaisseur des signes, seule la foi nous donne le gout d’avancer. Elle est la terre ferme sur laquelle on marche dans l’instant présent. Le reste n’est que doutes et sables mouvants. Mais tant que l’on chemine vers soi, là où Dieu est, c’est-à-dire en soi, il ne s’agit plus de sacrifier quoi que ce soit, mais de donner ! Car donner invite à offrir librement, alors que sacrifier peut laisser sous-tendre l’amertume d’une frustration, d’un arrachement. »
C’est pourquoi, « que chacun donne comme il a décidé dans son cœur, dit saint Paul, sans regret et sans contrainte, car Dieu aime celui qui donne joyeusement ».
Celui qui donne gratuitement se reçoit en abondance. C’est cela créer. C’est cela se laisser créer. « L’homme doit naitre une seconde fois en faisant de sa vie un don » (Maurice Zundel).
Si Karol a renoncé à une carrière d’artiste, ce n’est pas pour autant qu’il a renoncé à l’art. « Par nature, dit-il, l’art est une invitation à pénétrer, à la fois, dans le mystère de l’homme, et dans le mystère du Dieu qui s’est fait homme ». Le pape polonais a fait de sa vie un don, une œuvre d’art, en se laissant modeler sans cesse par l’Artiste premier.
« Je vous souhaite à tous, chers artistes, d’être touchés par ces inspirations créatrices. » (Jean-Paul II)