L’enseigne Dieu est Amour apposée tout en haut de l’imposant bâtiment frappe mon attention. Cet écriteau de style ancien n’est pas un vestige d’un patrimoine religieux en désuétude. Il représente une réalité toujours actuelle, à l’origine même de La Fraternité Saint-Alphonse située à Québec.
La porte du père André Morency est toujours grande ouverte pour qui souhaite se confier. Je l’interromps en rencontre avec un jeune homme les bras entièrement tatoués et les yeux pleins d’eau. Le père a l’habitude d’être dérangé : il gère le va-et-vient de cette maison où une trentaine de résidents élisent domicile le temps de repartir sur de meilleures bases.
« Entrer à la Fraternité avec des blessures, mais en ressortir plus « beau » : c’est le vécu de plusieurs hommes de passage à la maison. »
L’homme au visage doux dégage une paix. On imagine que la prière de la sérénité récitée avec les gars au quotidien a fait son effet. Ou les heures consacrées à une écoute patiente et empathique. Dès le premier contact, il sait mettre à l’aise. Pendant qu’il m’offre un café, je scrute les murs, qui me parlent déjà de lui. Devant moi se trouvent un portrait de mère Teresa, un autre de Jésus, une brebis sur les épaules ; des livres sur les dépendances emplissent l’étagère.
– C’est vous sur la photo avec Jean-Paul II ?
– Oui, c’était lors de ma première année de sacerdoce. J’ai pris la photo sur laquelle j’étais le moins rouge (rires). C’était en 1990. Et la Fraternité a été fondée en 1993. Je partage la vie avec les gars ici. Ça fait 29 ans et ça me pogne toujours. Quand je vois toute la communauté prier le Magnificat et chanter, je trouve toujours ça beau. Les gars qui arrivent ici, ce ne sont pas des enfants qui sortent de la catéchèse. »
Changements de plan
Sirotant mon café, j’écoute le récit passionnant d’un ancien propriétaire de bar devenu religieux. « Dans le temps, je travaillais dans un endroit où il fallait que le monde boive. Aujourd’hui, je suis dans un milieu où les gars doivent arrêter de boire. »
Alors qu’il a seulement 20 ans, le jeune André voit l’occasion de construire un bar à côté du casse-croute de son père, situé à Shawinigan. Son père l’y encourage, il se lance. Ses affaires roulent bien, il en vient à gérer une dizaine d’employés. Il fréquente une femme avec qui il a un projet de mariage. Les faireparts sont envoyés, la robe est achetée.
« À un moment donné, je lui confie que ça ne me tente plus de me marier. Elle me répond qu’elle non plus. Ce n’est même pas qu’on s’était chicanés ; on ne le sentait plus. Je n’étais pas un gars d’église, mais je me sentais attiré à être missionnaire. Ça a commencé à jouer en dedans de moi. Mais quand on a un commerce, des dettes… »
Six mois plus tard, des circonstances imprévues le conduisent à la faillite. Perçoit-il dans les évènements la main de Dieu qui le guide ? Pas immédiatement. « Quand j’ai fait faillite, je me suis enfermé durant trois mois. La honte, la gêne… Puis un jour, j’ouvre la toile, il faisait beau soleil. Je me suis dit : non, ma vie n’arrête pas là. »
Un lieu pour eux
Il cogne à la porte du curé de sa paroisse pour lui partager son désir missionnaire. En rencontrant la communauté des rédemptoristes, une communauté missionnaire, il entend l’appel de la prêtrise. Mais rapidement, il comprend qu’il sera plus utile en mission chez lui. Après un séjour de trois mois en Haïti et un stage de noviciat à l’Auberivière nait une vocation, celle qui le prend toujours aux tripes 30 ans plus tard.
« En jasant avec les gars de l’Auberivière, je sentais qu’il n’y avait pas de place pour eux. Il y en avait parmi eux qui croyaient en Dieu, au Christ, mais ils n’avaient pas d’endroit pour le dire, pour le vivre. Je me suis dit que j’allais ouvrir une maison pour les accueillir. »
Au départ, l’offre s’adresse surtout aux alcooliques et aux toxicomanes, mais elle s’élargit tranquillement à d’autres. Le fondateur sait s’adapter. « Le programme ? On le découvre au fur et à mesure que les personnes arrivent, selon les besoins. » Un incontournable demeure néanmoins : le temps de prière en groupe dans la chapelle, ponctué par la cloche qui retentit à 8 h et à 17 h.
Celui qui, au départ, faisait « des pirouettes pour sauver les gars » a appris à les remettre à son Sauveur avec le temps. « La foi change la donne. Même dans le mouvement AA comme tel, on parle d’un être suprême. Je leur dis souvent de s’accrocher à celui qui est en haut, à lui demander son aide. Parfois, les gars disent qu’ils le font, mais que ça ne marche pas. “Tu t’es mis à genoux ? Plie, plie les genoux, sois sincère et Dieu va faire le reste. Donne-lui ton obsession ; il va la prendre.” Ce sont ces choses que j’essaie de développer avec les gars, à leur rythme. »
Le côté religieux, le père l’assume. Sachant qu’il serait privé de subventions gouvernementales, il a choisi de s’en remettre à la providence. Le CIUSSS, les prisons ou des organismes en santé mentale lui envoient tout de même régulièrement des personnes dans le besoin.
(Se) restaurer
Dans la maison de la Fraternité Saint-Alphonse, rien n’a été acheté, chaque objet est le fruit d’un don. Dans la chapelle, tout a été retapé par des résidents, dont le corpus de l’immense crucifix qui est arrivé avec « le genou, l’épaule et les chevilles cassées ».
« Je dis aux gars : “Écoutez, quelqu’un vient de rentrer ici, il est vraiment poqué, il a besoin de vous. Vous allez tous travailler sur lui.” Bien, ils se sont tous mis à la tâche ; certains l’ont sablé, d’autres peint. Et un matin je me lève, je vois Jésus qui n’a plus de tête, elle est tout égrainée. Un des résidents avait quelque chose contre Dieu. Je me suis mis à pleurer. Puis arrive un type, je lui raconte l’histoire. Il m’a proposé de lui refaire le visage et un peintre l’a repeint. Aujourd’hui, Jésus est même plus beau. »
Le père André se décrit comme le gars qui donne bien des chances. Parce qu’il sait que les gars consomment pour ne pas voir ce qui les fait souffrir. En prenant le temps de jaser avec eux, il remonte à la racine. Des points communs entre les histoires ressortent : une blessure de rejet dans l’enfance.
Entrer à la Fraternité avec des blessures, mais en ressortir plus « beau » : c’est le vécu de plusieurs hommes de passage à la maison, à l’image de leur Jésus de plâtre restauré.
Michel et Rhéaume
Le père me présente deux de ceux-là. Le premier, Michel Blouin, se décrit comme un ancien alcoolique, toxicomane et joueur compulsif. Il a vu sa vie basculer lors d’un accident de travail dans le domaine du forage. Un câble qui lâche, la fourchette de sécurité qui le fouette en plein visage. Traumatismes crânien et facial s’ensuivent, acouphènes et maux de tête.
« Quand l’accident est arrivé, j’étais anéanti, je n’ai pas été capable de me faire soigner comme j’aurais dû. J’ai été mal suivi. Je me suis retrouvé dans le chemin, à vivre dans ma voiture. » Michel perd tout ce qu’il a, à 44 ans, et consomme, malgré sa condition de santé précaire.
Un de ses amis fréquente un des groupes AA de la maison Saint-Alphonse et l’invite. L’accueil inconditionnel du père le rejoint. « Il me donne un sandwich et une chambre, alors que je n’ai aucun revenu. J’ai dormi 36 heures. À ce moment, j’ai décidé d’arrêter de consommer. Je suis resté assidu aux prières. Je me suis abstenu durant trois ans. »
Plusieurs années s’écoulent, jusqu’à ce que d’autres circonstances le ramènent une deuxième fois à la maison, à 62 ans. Il pensait rester deux mois ; il y est depuis sept mois et prêt à repartir.
« La maladie fait qu’on peut perdre le contrôle dans tous les domaines de notre vie. Je suis retombé. Mais même si j’avais des problèmes, je savais que les solutions existaient. Ici, je me sens chez moi. J’ai retrouvé une grande paix intérieure et les outils pour m’en sortir. La victoire de tout ça, c’est comme une fleur. Il faut mettre de l’eau tous les jours, sinon on retombe. Il faut que je fasse attention, je ne suis pas parfait. Je sais que je dois mettre Dieu en premier. »
Rhéaume, lui, a 72 ans et réside ici depuis trois ans. « Je m’étais retrouvé à l’hôpital. J’en avais assez de boire. Je buvais sans aucune limite. Quand tu as le mal de vivre… Une amie m’a amené ici. Je vais rester tant que le père me gardera. »
Depuis qu’il est abstinent, Rhéaume redécouvre des talents en dormance. S’il rend service pour des réparations dans la maison, il fabrique aussi des maquettes miniatures de bateaux. Cette passion le tient. « Je suis chanceux de m’en être sorti. Il y en a qui en meurent. »
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Après avoir rencontré les deux résidants, je recherche M. Morency, véritable père ambulant dans la maison. Il est dans l’escalier de la cour, fume une cigarette. « C’est un milieu de fumeurs, ici. Quand ça arrive, les gars n’ont pas de cigarettes. Moi, ça me coute cher. Mais ma communauté ne se plaint pas que j’en achète trop », lance-t-il en riant.
Avec lui, un autre homme partage ce plaisir d’un instant. C’est un ancien, qui revient faire son tour pour prier. Ils sont d’ailleurs plusieurs à fréquenter la maison après leur sortie. Le père pense spontanément à ce Junior qui l’a touché : « La joie de vivre de ce gars-là ! Quand tu l’as vu avant, sur la peanut [NDLR: comprimé de méthamphétamine], qui a envie de se battre… là, tu vois une douceur, une bonté en lui. Une transformation qu’il veut entretenir. »
Le père Morency m’a souvent répété que sa manière d’aider les gars est de se faire proche d’eux. Il faut croire que ce n’est pas seulement les cigarettes offertes qui les attirent à revenir… mais aussi Celui qui se fait proche de tous.