La Grande Muraille de Chine, par Severin Stalder, Wikimedia - CC.
La Grande Muraille de Chine, par Severin Stalder, Wikimedia - CC.

Chinoiseries

Alors que le premier ministre Philippe Couillard est en voyage en Chine à la tête d’une délégation québécoise surtout composée d’acteurs du monde des affaires, il est bon de se rappeler qu’on peut penser notre rapport avec ce pays quadrimillénaire en des termes qui ne sont pas qu’économiques, mais aussi philosophiques, religieux, éthiques et politiques. Modestement, c’est ce que ce collage de chroniques, précédé d’une notice inédite, invite à faire.

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Depuis longtemps je m’intéresse à la Chine.

À la fin des années 1990, alors que j’étais au bac, j’ai même pensé me spécialiser en philosophie chinoise. La très noble éthique confucéenne avait retenu mon attention par son idéal d’humanité, synthétisé dans la notion difficilement traduisible de ren, dont une des facettes est la mansuétude, cette parente éloignée de la miséricorde chrétienne.

J’ai finalement préféré répondre à l’exhortation de l’oracle de Delphes (« Connais-toi toi-même ») et me suis concentré sur l’étude de la civilisation occidentale et de ses racines. Cela m’a entre autres conduit, à travers le dédale des curiosités humaines, à la foi en Jésus Christ, trésor inestimable et suprême axe du monde.

Sans regretter mon choix, j’ai quand même trouvé dommage à l’époque (et ce sentiment persiste aujourd’hui) de ne pouvoir m’engager dans une étude plus soutenue de ce qu’André Malraux, le célèbre auteur de La condition humaine, a poétiquement décrit comme « l’autre pôle de l’expérience humaine ».

Mais sachant qu’on ne réalise jamais tous ses rêves et que de toute façon on ne peut pas tout faire, je me suis stoïquement résigné à ne vivre mon rapport à la Chine que sur le mode assez banal de la rêverie fugace, sans ignorer ce que pouvait avoir de sentimental et de vain ce genre d’inclination entretenue en caressant des beaux-livres et en se laissant séduire par l’exotisme facile des publicités de l’industrie touristique.

En 2015, lorsque j’ai appris, quelque part au printemps, que le sinologue Simon Leys, mort l’année précédente, avait été un catholique confessant toute sa vie, mon intérêt pour l’engagement prophétique des intellectuels catholiques dans la cité m’a conduit à m’intéresser à lui de plus près, et cela m’a donné l’occasion de repasser au large du gigantesque continent culturel chinois, en prenant l’auteur des Habits neufs du président Mao pour guide.

Au fil des mois, j’ai lu tous les essais de cet éminent sinologue et pamphlétaire aguerri, auquel j’ai finalement consacré quelques articles et sur lequel j’ai même donné une causerie, debout, sous le doux soleil du mois d’août, entre les plants de tomates et la forêt de topinambours d’un de mes illustres amis, qui organise annuellement des garden-parties à la périphérie de son envahissant potager.

Je peux préciser que c’est à cet ami, légumiste autant que médiéviste, que je dois de m’être intéressé nouvellement à un auteur dont je n’avais lu que le premier essai politique, dans le cadre d’un cours de bac sur l’Histoire de la Chine au 20e siècle, cours dipensé par le professeur Charles Le Blanc, spécialiste du taoïsme philosophique et du confucianisme.

Parallèlement aux articles sur Simon Leys, j’ai écrit deux petites chroniques, réunies ici*. On y retrouve la lettre et aussi, je crois, l’esprit de l’écrivain belge. La première traite de la conception traditionnelle de l’art en Chine et la deuxième de la couverture médiatique réservée aujourd’hui à ce géant géopolitique.

Si je les coiffe ici du titre « Chinoiseries », ce n’est évidemment pas par dédain de la Chine ou de sa culture, tant s’en faut, mais pour bien signifier qu’il ne s’agit que de quelques notes et remarques sur ce pays de mystère (encore l’exotisme), faites par un tout petit amateur, un touriste, qui ne peut se payer le luxe que de brèves incursions dans le domaine de Lao Zi et de Shitao, et qui ne prétend à rien d’autre qu’à témoigner de son attrait persistant pour une civilisation somptueuse.

Que ceux qui connaissent la Chine et sa culture mieux que moi fassent donc preuve d’indulgence, s’ils décident de poursuivre leur lecture. Mes minces entrefilets ne leur apprendront rien sur le monde sinisé, mais leur contenu avivera peut-être un court instant l’estime et l’admiration qu’ils ont toujours eu pour ce dernier.

À ceux qui sont plutôt des néophytes, je souhaite un bon voyage imaginaire dans l’empire du Milieu. Aussi bref et irréel soit-il dans son évanescence, il pourra vous donner, selon le mot de Segalen, « la perception du divers », mais aussi, forcément, celle, tout aussi profonde et déterminante pour l’âme humaine, de l’universel.

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L’Esprit souffle où il veut

« Maitre qui aime les vivants, toi dont le souffle impérissable les anime tous. »

– Sagesse 12, 1

Dans la Chine ancienne, les sages avaient fait de la recherche de l’harmonie entre les hommes et avec l’univers le principe essentiel de leur pensée et le but de leur vie. À partir de ce fond philosophique, « la pratique des arts » a logiquement été conçue comme « mise en œuvre concrète […] de cette suprême mission d’harmonie que la sagesse chinoise assigne à l’honnête homme. » La culture chinoise traditionnelle conférait ainsi un mission spirituelle à l’art: « dégager et retrouver l’unité des choses, mettre le monde en ordre, s’accorder au dynamisme de la création » (1).

Cette recherche de communion avec l’univers par la pratique des arts n’avait pas qu’une incidence sur la vision du monde de l’artiste chinois ou sur le mouvement de son pinceau sur la soie, autrement dit sur son intelligence des choses ou sa technique picturale; elle devait ordonner tout l’homme intérieur et l’engager dans une recherche d’accomplissement de son humanité.  En Chine ancienne, cela peut nous étonner, « on écrit, on peint, on joue de la cithare, pour perfectionner sa personnalité, pour s’accomplir moralement en accordant son humanité individuelle aux rythmes de la création universelle. »

L’esthétique chinoise classique s’articulait d’ailleurs autour d’un concept capital : le qi. « Qi signifie littéralement « souffle », « énergie », (étymologiquement, le caractère [chinois] désigne la vapeur du riz en train de cuire). Au sens large et profond, il désigne l’élan vital, le dynamisme interne de la création cosmique. La tâche suprême de l’artiste consiste à capter cette énergie dans le macrocosme, et à l’injecter dans le microcosme de son œuvre. Dans la mesure où il réussit à animer sa peinture de ce souffle universel, son activité même reproduit celle du Créateur cosmique. »

« La peinture est donc littéralement une activité de création et non d’imitation ». Ici, il faut comprendre le mot création au sens le plus fort du terme.  Dans la mesure où l’artiste sera parvenu à communier à l’élan vital, à se laisser porter par l’énergie cosmique, il produira une œuvre qui sera elle-même chargée de ce souffle (le qi), une oeuvre qui incarnera aussi bien la vérité et la puissance de la nature que la nature elle-même peut le faire; « si pareil résultat peut être atteint, c’est parce que le créateur de la peinture opère en union avec le Créateur universel : il exécute son œuvre selon les mêmes principes et les mêmes rythmes. »

Divinisation du cosmos et matérialisation du spirituel mises à part, il est intéressant de constater comment l’expérience spirituelle chinoise fait écho à l’expérience spirituelle de l’homme biblique. Comment, dans la recherche d’un certain « souffle », leurs quêtes spirituelles respectives se rejoignent. Comment la captation du qi ressemble à « l’acquisition du Saint Esprit » (saint Séraphin de Sarov). Comment l’activité de l’homme inspiré, chinois ou chrétien, est conçue en définitive comme participation à l’œuvre d’une puissance créatrice.

Maitre, ton souffle impérissable animait-il à ce point Lao Zi et Mi Fu?

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La Chine sans censure

Quoiqu’en croissance continuelle, la couverture médiatique réservée à l’Empire du Milieu reste chez nous assez indigente, surtout si on la compare à celle dont bénéficient les États-Unis ou l’Europe. C’est là probablement une des plus grandes aberrations de l’heure, compte tenu de l’importance de ce qui se trame et trafique (2) sur les bords du Yangzi et du fleuve Jaune, depuis le début et même au-delà de ce que la journaliste Caroline Puel a appelé à juste titre Les trente glorieuses chinoises (3).

Nous avons tous constaté que le moindre djihadiste du dimanche agressant un policier avec un couteau en criant « Dieu est grand! » (méthode qui est de nature à stimuler l’intérêt des masses pour la question religieuse de façon très certaine) concentre sur lui l’attention du monde durant une semaine. Pendant ce temps, un petit milliard trois-cent-millions d’hommes occupés à provoquer le plus grand bouleversement géopolitique des cinq-cents dernières années passe inaperçu presque journellement.

Le réveil chinois initié par Deng Xiaoping à la fin des années 1970 n’est pourtant pas une nouvelle de dernière heure qui aurait pris les salles de rédaction et les chaines de télévision par surprise, pendant que tous les grands reporters seraient partis se la couler douce à Florence ou Biarritz, avec la ferme intention de bien profiter des vacances estivales. Non! Ça fait au moins deux décennies que l’Empire du Milieu bouleverse l’échiquier mondial et fait de plus en plus d’ombre (chinoise) à ses rivaux.

Il faudrait peut-être détourner deux ou trois caméras afin de les rediriger vers Pékin, Nankin ou Shanghai, et surtout vers le très secret Zhongnanhai, la nouvelle « Cité interdite » abritant le siège du gouvernement chinois actuel.

Il faudrait peut-être prendre la mesure de l’évènement, que dis-je, du bouleversement planétaire, et détourner deux ou trois caméras (généralement pointées sur Hollywood ou la Croisette pour apprécier à sa juste valeur le profond décolleté de telle starlette, la robe échancrée jusqu’au chignon de telle autre), afin de les rediriger vers Pékin, Nankin ou Shanghai, et surtout vers le très secret Zhongnanhai, la nouvelle « Cité interdite », abritant le siège du gouvernement chinois actuel.

Certes, l’essor de la Chine alimente les débats universitaires et motive la publication de centaines d’ouvrages spécialisés chaque année. Mais personne n’a le loisir d’étudier l’évolution de la Chine en lisant, sans relâche, quantité de thèses et de monographies, pondues par des spécialistes. Heureusement, la petite équipe de China Uncensored est à l’œuvre sur Internet et nous prépare, sur un ton faussement sérieux et avec force irrévérence, de décapantes capsules sur l’actualité de la Chine contemporaine.

Alors qu’une gigantesque machine de propagande, contrôlée par le très mal nommé Parti communiste, fonctionne à plein régime pour nous faire rêver d’une Chine de carte postale qui n’aurait que des pandas à offrir et aucun laogaï à faire oublier (4), l’équipe de China Uncensored fait entendre, par la bouche de l’animateur Chris Chappell, un discours de vérité sur la stratégie expansionniste des gouvernants chinois et sur leur manière souvent brutale de régler les problèmes intérieurs.

Voilà un admirable travail de réinformation, qui permet d’aimer la Chine sans rouler pour elle des yeux de merlan frit (ou de carpe frite, vaudrait-il mieux dire en la circonstance) (5).

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* « L’Esprit souffle où il veut » et « La Chine sans censure », tirés des rubriques « Bloc-notes » et « Trouvailles », sont parus une première fois dans les numéros Hiver et Automne 2017 de la revue Le Verbe. Ils reparaissent ici sous une forme légèrement modifiée.

(1) Toutes les citations, dont une légèrement modifiée pour en faciliter la lecture, sont tirées de deux textes de Simon Leys : « Poésie et peinture – Aspects de l’esthétique chinoise classique » paru dans La forêt en feu (1983) et « Éthique et esthétique: La leçon chinoise. », paru dans Le studio de l’inutilité (2011).

(2) Selon le sens ancien du verbe « trafiquer »: CNRTL 1. − Vieilli. Faire un commerce lointain. Trafiquer sur les mers, à Florence, en Orient; trafiquer avec les arabes. En 1225, le duc apprit que quelques-uns de ses sujets, qui trafiquaient avec la Pologne et les autres pays slaves, avaient été volés et dépouillés (Montalembert, Ste Élisabeth, 1836, p. 98).Les ministères de l’Instruction publique et du Commerce et la Société de Géographie (…) m’ont en effet confié (…) le soin de reconnaitre l’antique voie des caravanes qui, dès le IXesiècle, trafiquaient entre Tunis et le Soudan, par Tozeur, Ouargla (Benoit, Atlant., 1919, p. 56).

(3) Le livre de Caroline Puel (Les trente glorieuses chinoises. De 1980 à nos jours, Perrin (coll. Tempus), 2013) est une somme journalistique de près de 800 pages qui retrace, année après année, tous les grands évènements qui ont fait l’actualité chinoise depuis que ce pays-continent à commencer à vivre, à la charnière des années 1970 et 1980, les bouleversements profonds qui l’ont conduit à être la puissance politique et économique qu’elle est devenue aujourd’hui. À lire.

(4) Équivalent chinois du goulag soviétique, le laogaï est un camp de rééducation par le travail.

(5) La carpe occupe une place importante dans la culture chinoise, tant au niveau de l’imaginaire collectif que des traditions culinaires. Parce qu’il remonte le cours des fleuves, ce poisson est entre autres symbole de persévérance et de succès.

Alex La Salle

Alex La Salle a étudié en philosophie, en théologie et détient une maîtrise en études françaises. Il travaille en pastorale au diocèse de Montréal.