un texte de Martin Forgues
[Cliquez ici pour voir la version papier de cet article publié dans le magazine du printemps 2018, Guerre]
La guerre est la plus grande faillite morale de l’Humanité, n’en déplaise aux faucons et aux fanatiques qui ont l’arrogance d’invoquer la volonté divine pour lancer leurs sanglantes conquêtes. On peut souvent entendre ces faux prophètes pervertir Matthieu 10,34 afin de justifier cette soif de sang et de pouvoir, donnant à ce passage l’allure d’un appel aux armes de la part d’un Christ qui, plus tard, demande pourtant aux hommes de s’aimer les uns les autres.
Comment le soldat peut-il garder foi en ce message de paix et d’amour du Christ au milieu des champs de ruines et de misère? Pire, la question doit se poser autrement: comment ne pas la perdre?
Crise de foi
Situé au milieu de la ville de Kandahar, en Afghanistan, le camp Nathan Smith essuie de nombreux tirs de mortier et de roquettes sur une base hebdomadaire – des attaques nocturnes ponctuelles, aléatoires et imprévisibles. Une nuit d’aout 2007, la trajectoire d’une roquette est passée à travers une tour de surveillance sans, miraculeusement, tuer ou blesser les soldats qui y étaient postés. Quelques mois plus tard, une autre a pénétré les combles d’un des bâtiments et a traversé la chambre du commandant du camp avant d’aller s’écraser dans le couloir, sans exploser.
Pourtant, la chapelle improvisée où l’aumônier officie chaque dimanche reste déserte de semaine en semaine, exception faite de Noël et, plus tragiquement, des cérémonies funèbres qui se sont comptées par près de 160 fois au cours de la guerre qui a mené jeunes hommes et femmes à combattre dans le sable de l’Afghanistan – des cérémonies où la présence était obligatoire.
C’est au milieu de ce désert spirituel que je me suis perdu au cours des sept mois passés à la guerre dans ce pays aux paysages extraterrestres et que même le temps semble avoir fui.
Trente semaines qui n’ont qu’exacerbé le rapport complexe que j’ai toujours entretenu avec ma propre foi.
De nombreuses fois, en roulant sur les routes les plus dangereuses du monde, protégeant les convois qui se déplaçaient de base en base, nous avons cru que notre heure allait sonner à chaque signe évident de la présence d’une bombe improvisée – taches de bitume frais, marqueurs sur le bord de la route. Par chance, jamais notre véhicule n’a sauté sur un de ces engins de mort, mais nous sentions kilomètre après kilomètre la pointe de cette épée de Damoclès qui s’appuyait sur nos casques.
Je pense à tous ces frères d’armes perdus, tombés sur le champ bataille, la civière posée sur le sable de Kandahar comme dernier lit. À Himayatullah, un de nos interprètes, mon ami, tué dans une embuscade tendue par les talibans.
C’est un sentiment de faiblesse spirituelle et de l’ironie que de constater que les Afghans, malgré des décennies de guerre sans fin palpable et tous les civils morts sous les bombes, gardaient en Dieu une foi inébranlable.
Cette fin de mission allait se clôturer par un attentat-suicide au bazar de Kandahar City – cent morts, cent blessés. À ce stade, j’avais cessé de compter. Deux jours plus tard, je quittais l’Afghanistan, la mort dans l’âme, qui avait, du moins un temps, eu raison de ma foi.
Cette foi, je l’ai retrouvée quelque part sur les sentiers du pèlerinage de Saint-Jacques-de-Compostelle l’été suivant; mais, à ce jour, elle persiste à me tenailler.
Croire… en quelque chose
Rien dans le parcours littéraire de l’auteure Roxanne Bouchard ne la prédestinait à la relation qu’elle entretient aujourd’hui avec le monde militaire. Puis, une correspondance avec le caporal Patrick Kègle, déployé en Afghanistan en 2004 et en 2009, l’a plongée dans un univers qui, aujourd’hui, la passionne, tant elle y trouve une humanité qu’elle n’a jamais anticipée et qui a détruit tous les préjugés qu’elle pouvait avoir sur les soldats. Un véritable Klondike pour cette écrivaine, qui a publié deux ouvrages sur le sujet: En terrain miné en 2012 et 5 balles dans la tête en 2017.
Et même si la question de la foi ne faisait pas partie des aspects explorés par l’auteure, elle s’est rendu compte, avec le recul, qu’elle n’est jamais bien loin.
«Dans leurs récits, les gars n’ont pas vraiment abordé la question de la foi, mais j’ai bien vu le besoin de croire en quelque chose», explique-t-elle.
On peut facilement en témoigner à la lecture des récits racontés par des vétérans de la guerre d’Afghanistan. Celui de l’adjudant Marco Vézina est probablement le plus éloquent. «Je voulais faire trente-cinq ans dans l’armée. Je suis allé trois fois en Bosnie et j’y ai cru. L’Afghanistan, j’y ai pas cru. Peut-être parce qu’il nous est arrivé trop d’affaires. Moi, j’ai vu toute mon équipe revenir blessée, traumatisée, chambardée physiquement et mentalement par cette guerre-là. C’est ça que ça fait, la guerre; ça t’amène dans tes racoins les plus noirs.»
Déployé en Afghanistan en 2009, Marco Vézina a vu la mort de près. Une de ses soldates, la cavalière Karine Blais, est morte à la mi-avril, à peine débarquée à Kandahar.
Elle avait 21 ans.
«Penses-tu vraiment que j’avais quelqu’un à sauver, moi, là? La grande mission en Afghanistan! Mon œil! Je suis allé là parce que j’étais militaire, pis je suis resté jusqu’au bout parce que c’était ma job, pis pour prendre soin de mon équipe. Pis après que Pat pis Martial aient sauté, pis que Karine soit morte… J’ai pu eu envie de rien pour l’Afghanistan!»
Adjudant Marco Vézina (tiré du livre 5 balles dans la tête, de Roxanne Bouchard, p. 271)
Cinq ans après son retour au Canada, l’adjudant Vézina était libéré des Forces canadiennes.
Une expérience qui hantera l’adjudant toute sa vie.
Une lumière dans les ténèbres
Mais comme le chantait Leonard Cohen dans la magnifique Anthem, toute chose possède une brèche par laquelle entre la lumière. En Afghanistan, le nihilisme ambiant n’a pas séduit tous les soldats, ce qu’on peut constater à travers le récit de la soldate Daisy Carrier, sœur d’armes de Karine Blais.
«Adjudant Carrier, j’ai une question… […] Elle est où, Karine?
— Elle est morte.
— Non, adjudant Vézina, je vous demande… Est où, Karine Blais?
— Karine Blais est morte, Daisy. Elle a été soufflée par l’explosion.»
(Tiré du livre 5 balles dans la tête, de Roxanne Bouchard, p. 190)
«Quand j’suis rentrée dans la tente, j’me suis aperçue que quelqu’un avait ramassé les effets personnels de Karine. […] Y’avaient pas ôté la Sainte-Vierge que Karine avait dessinée. Y devaient pas savoir c’était à qui. J’l’ai gardée pis, plus tard, je l’ai envoyée à sa mère.»
Cet épisode a particulièrement touché Roxanne Bouchard, et sa conclusion exprime parfaitement ce rapport complexe avec la foi au milieu d’un champ de bataille.
«Pis m’a te dire de quoi: avant, j’croyais pas à grand-chose – le spirituel pis ces affaires-là, de Sainte-Vierge, ça me disait rien pantoute. Mais à c’t’heure, je me surprends à prier, moi aussi.»
Roxanne Bouchard, Cinq balles dans la tête. Récits de guerre, Éditions Québec Amérique, 2017.
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Pour entendre la version radiophonique à l’émission du 23 avril 2018 d’On n’est pas du monde: