Alain Deneault
Photo: Gracieuseté d'Alain Deneault

«Il faut ôter l’économie aux économistes»

Alain Deneault est surtout connu pour son militantisme contre les paradis fiscaux, la négligence criminelle des compagnies minières, la perversion des multinationales… Cette fois, simple retour aux concepts de la philosophie. Sa nouvelle mission : ôter « l’économie » aux économistes. Si la portion de son analyse consacrée à l’économie de la foi souffre d’importantes lacunes théologiques et exégétiques, la démarche intellectuelle du philosophe vaut certainement le détour. Notre collaborateur Patrick Ducharme s’est entretenu avec lui.

Le Verbe : Pourquoi est-il pertinent de réfléchir au mot « économie »?

Alain Deneault : J’ai cette intention depuis longtemps d’investir le mot économie : sa polysémie, sa profondeur, sa puissance, sa philologie surtout (NDLR la philologie est l’étude de l’évolution des concepts dans l’histoire). Les sciences « économiques » se sont approprié ce concept. Un concept suppose de réfléchir un mot déjà connu, mais qu’on a oublié. C’est le cas de l’économie.

Votre série sur les économies comptera six livres. Le second tome s’intitule L’économie de la foi. Quel est votre objectif avec cet ouvrage?

Trois choses… D’abord, il y a une césure avec ce que j’ai fait avant. J’assume maintenant un engagement conceptuel. Ce n’est pas un essai militant ni un travail de journalisme. Les concepts nous permettent de nous orienter dans nos activités : un concept, c’est une carte, et il faut la mettre à jour.

Le deuxième point, c’est de penser un monde qui ne nous est pas encore contemporain. Il faut outiller les gens pour ce qui s’en vient. La notion actuelle du mot économie sera désuète quand il faudra repenser nos activités quant à l’urgence climatique. Il faut repenser la notion d’une autre façon que dans le capitalisme, qui épuise nos ressources.

Des théologiens de génie ont développé le concept d’économie pour que transcendance et immanence ne soient pas en rivalité.

Enfin, pourquoi travailler sur la foi? Parce que la théologie a participé à l’utilisation du concept d’économie. Ce qui m’intéresse dans la théologie, c’est que les Pères de l’Église (surtout saint Paul, Tertullien, Hippolyte et Irénée de Lyon) ont été les premiers à définir l’économie comme étant indispensable à l’institution de l’Église.

Il s’adonne que des théologiens de génie ont développé un concept pour réfléchir le rapport entre transcendance et immanence, pour ne pas que les deux soient en rivalité : c’est l’économie.

Que signifiait dès lors le mot économie dans ces textes? Et pourquoi a-t-il disparu du discours catholique?

Dans les textes patristiques, on inscrivait « économie », mais les traducteurs les ont depuis changés, car cela les embarrassait. L’économie pouvait signifier beaucoup de choses : le ventre de Marie, le Christ lui-même, le grand cycle de la rédemption, le Saint-Esprit…

Mais c’était le mot économie qui était utilisé. C’était un concept central! Il signifiait qu’il y a une relation interactive entre le plan des principes et le plan des pratiques, entre la transcendance et l’immanence. C’est même ce concept d’économie qui a fondé l’Église

Tertullien expliquait que le principe divin ne se suffit pas à lui-même pour persuader le profane : si je parle de Dieu au profane, c’est tellement loin, tellement abstrait, que je n’arrive pas à faire valoir mon principe. Alors j’ai besoin d’une figure humaine — le Christ — pour parler la langue des humains. Donc, Jésus s’accompagne de paraboles, de métaphores, d’institutions, de peintures, d’encens, de rituels…

Sans cette médiatisation-là, on ne rend pas compte du principe. Sans le principe, Jésus aurait pu passer pour un type qui délire! Et sans Jésus, le divin ne pourrait jamais être rejoint, voire même imaginé. Cette circulation entre ces deux choses — le divin transcendant et le symbole immanent — c’est ce que les Pères de l’Église ont appelé l’économie.

Le croyant, le pratiquant qui lira votre livre, sera-t-il bousculé? Apprendra-t-il des choses sur sa religion, le catholicisme?

Le lecteur me le dira. Je dirai seulement qu’un agnostique comme moi se trouve autant éloigné du croyant que de l’athée.

En fréquentant des théologiens, j’ai été agréablement surpris de tomber sur des écrits qui étaient à mille lieues du stéréotype de l’illuminé, du culte en circuit fermé. Ça permet de remettre en perspective ce que j’apprenais dans mes cours de catéchèse.

Par exemple, pour des théologiens, la résurrection peut se traduire par la réapparition, la réincarnation, mais ne représente pas nécessairement un moment de l’histoire ; bien sûr, une figure peut très bien disparaitre et demeurer.

Ce qu’un croyant peut découvrir, c’est la portée formidable des textes qui sont au centre de son champ.

Pour les autres, les athées, votre livre sur l’économie de la foi pourrait paraitre non seulement étrange, mais aussi dangereux. En cette ère de la loi 21 sur la laïcité, certains pourraient vous condamner d’écrire sur quelque chose dont on essaie de se débarrasser!

Oui, mais certains ont foi en la laïcité. Il n’y a pas de religion sans foi, mais la foi n’est pas strictement religieuse. Le vide du discours dont on est témoin peut même faire l’objet d’un culte, d’une certaine manière.

Certains ont foi en la laïcité. Le vide du discours dont on est témoin peut même faire l’objet d’un culte, d’une certaine manière.

L’économie de la foi consiste en une adhésion en quelque chose qui structure les comportements dans le temps. Le sujet « sans foi » — et ni loi — est absolument imprévisible, même pour lui-même. Pourtant, la condition qui rend possible un acte, c’est la foi.

Au Québec, on jette souvent le bébé avec l’eau du bain, et on s’est nui à nous-mêmes : on a souvent attribué à l’Église, à tort, un ensemble de réalités qui dépasse le simple fait clérical.

Vous ne vous dites non pas athée, ni croyant, mais plutôt agnostique. Pouvez-vous néanmoins concevoir que certains, dont nos lecteurs, croient en Dieu?

Je dis dans ma conclusion que toute forme de croyance strictement transcendante n’est pas économique; ce sont ceux-là qui croient paresseusement. D’autres disent qu’il est dépassé de croire en Dieu, mais ils s’en remettent à Che Guevara, à Staline, à De Gaulle, à Justin Trudeau…

À l’inverse, les agissements purement immanents, avec le management, la gestion capitaliste, l’informatique, la pharmacologie, où on se dit que tout ça va nous sauver sans même réfléchir à un principe, ce n’est pas intéressant… Ce qui est intéressant, c’est le rapport entre l’immanent et le transcendant.

Croire au bon Dieu uniquement pour lui-même, à quoi bon? Mais est-ce mieux de s’en remettre à un chef, en campagne électorale, comme on le fait aujourd’hui? Ce qui est inquiétant, ce sont les abus de pouvoir, pas la croyance en soi.

L’Église au Québec a été condescendante à un moment donné, ce qui fait que presque tout le monde a fui l’institution, mais la laïcité peut être condescendante aussi.

Votre livre est-il donc une façon de rapprocher le croyant de l’athée? Autrement dit, ont-ils plus en commun qu’ils ne le croient?

Sur le plan des pratiques, certainement. Ensuite, les débats commencent quand vient le temps de parler clairement des principes qui régissent l’action collective. Mais du point de vue des principes, certainement.

On ne peut nier l’importance d’avoir un principe, et pourtant, on fait comme si ça avait été réglé, comme s’il n’y avait plus aucun principe qui guide notre société.

C’est un résultat du capitalisme, qui s’est approprié l’économie : tout ce qui resterait à faire, c’est d’administrer, avec production et profits, ne vous occupez pas des principes!


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Patrick Ducharme

Patrick Ducharme est sociologue de formation. Il enseigne au niveau collégial dans la région de Québec depuis 2010, tant en Sciences humaines qu’en Soins infirmiers et en Travail social. Il est père de deux enfants, et fier de l’être.