dorothy-day
Illustration: Marie-Hélène Bochud

L’action sociale de Dorothy Day (1897-1980)

L’écriture a ceci de formidable qu’elle constitue une des principales façons d’apprendre. De l’idée jusqu’à la publication, le processus de connaissance est foisonnant. À titre d’exemple, cette présentation de la vie et l’œuvre de la militante et auteure catholique Dorothy Day (1897-1980) nous fait nous demander : mais où étais-je donc tout ce temps pour ne l’avoir jamais connue avant ?

Pour le faire, il faut d’abord lire de façon active, et réfléchir sans cesse à la façon dont le texte sera construit et ce qu’il contiendra. En définitive, c’est une émancipation assurée.

Il faut dire que les écrits de Dorothy Day, prolifiques, ne sont à peu près pas traduits, mis à part son autobiographie, La longue solitude, qui vient de paraitre aux Éditions du Cerf (2018), pas moins de 66 ans après la publication originale (!). Et disons-le franchement : ce qui est dérangeant ne reçoit pas beaucoup d’attention, en tout cas n’a habituellement pas bonne presse.


Ce texte est tiré du numéro Création du magazine Le Verbe, automne 2019. Pour consulter la version numérique, cliquez ici. Pour vous abonner gratuitement, cliquez ici.


Et pourtant, Dorothy le criait haut et fort elle-même dans les pages de son journal Catholic worker : « Yes ! I am radical ! » Sur le plan politique, le terme « radical », en anglais, ne veut pas dire autre chose que ça : anarchiste et socialiste. Sa lutte visait les injustices du capitalisme, qui a bafoué les droits de la personne tout au long du 20e siècle qu’elle a traversé.

« Je suis radicale… » N’allez pas croire que cette affirmation suppose une arrogance et un excès de confiance. Au contraire. La philosophie de Dorothy n’est qu’amour. Révolte peut-être, mais par l’amour.

Et le doute, ça oui, même le doute de la foi, malgré tout.

La radicalité n’a pu se faire que par des remises en question, lit-on dans le récit de sa vie, qui est succession d’erreurs, d’échecs, puis de projets et de fierté. La trame de fond ? La précarité et le plongeon dans l’écriture. La voilà, cette solitude.


La révolution du cœur

Ce nouvel ouvrage français (paru chez Tallandier), écrit à six mains, est certes concis, mais contient de nombreux points de repère historiques, fort utiles pour un usage scientifique, par exemple.

Élisabeth Geoffroy, Baudoin de Guillebon et Floriane de Rivaz, Dorothy Day. La révolution du cœur, Paris, Tallandier, 2018, 255 pages.


C’est le bilan que dresse Dorothy dès le prologue de son livre : il existe un sempiternel combat entre l’aide aux nécessiteux et l’écriture. Cette dernière, fastidieuse, retire du précieux temps pour la première.

Elle pose, sans le savoir, cette question à nous autres, auteurs et lecteurs. Mes textes, aussi engagés soient-ils, répondent-ils vraiment à un besoin de premier ordre ? Ne vaudrait-il pas mieux déposer le crayon (ou le clavier…) et sortir dans la rue, se salir les mains, aider les pauvres, botter au sens propre le derrière des autorités capitalistes qui honnissent plutôt que bâtissent ?

Voilà donc une belle lecture pour tous ceux et celles qui, pour citer Serge Mongeau, sont heureux mais pas contents. Devant la vastitude des désastres du monde et la fragilité de notre volonté individuelle, je me suis demandé : que peut-on, Dorothy ? Qu’est-ce qui se trouve vraiment à notre portée ? Puis, est-il légitime de douter de soi ?

Dorothy nous répond.

L’errance qu’est la recherche de soi

Les premières années de Dorothy Day furent celles de l’errance. De New York à Chicago en passant par Oakland, elle suit sa famille d’origine modeste.

Elle est croyante, pas par choix, mais parce que ça s’impose, tout simplement. Ses parents lui inculquent ces pratiques, dont celle du confessionnal le samedi soir.

Lors de son adolescence et de sa jeune vie d’adulte, ces gestes de piété extérieurs – sans réels échos dans sa vie intérieure – la poussent à rejeter toute foi avec obstination : que les gens se disent chrétiens dans un monde si méchant la dépasse.


La longue solitude

Si vous voulez entrer dans une prose plus poétique, plus introspective, une pensée qui doute au fur et à mesure de l’écriture, l’autobiographie tout juste traduite est pour vous. Certes très dense et plutôt costaude, La longue solitude de Dorothy Day, parue aux Éditions du Cerf, est remplie d’humilité, elle respire tout ce qu’il y a de plus grandiose et de plus angoissant sur ce que l’on croit connaitre à propos de la souffrance et de la solitude.

Dorothy Day, La longue solitude. Autobiographie, Paris, Les Éditions du Cerf, 2018 [1952], 428 pages.


Comme elle fut toujours choquée par les injustices l’entourant, tout particulièrement la pauvreté, alors la pensée socialiste, qui a le vent dans les voiles au début du 20e siècle, lui parait une option logique.

Elle lit Kropotkine, Tolstoï et Emma Goldman, ce qui la guidera à ses débuts universitaires vers l’anarchisme :

Une doctrine prônant l’abolition de l’État et institutions économiques établies, pour les remplacer par un ordre nouveau fondé par la coopération libre et spontanée des individus et des groupes.

Les plaidoyers de Marx aux prolétaires, les invitant à briser leurs chaines, l’inspirent à devenir membre du Parti socialiste.

Les beaux rêves des livres laissent néanmoins place à la crasse de la réalité militante.

Tôt, avant d’avoir accompli quoi que ce soit de concret, elle sera deux fois emprisonnée : d’abord pour avoir manifesté avec des suffragettes, ensuite pour avoir supposément vécu au sein d’une maison de prostitution – un simple prétexte pour arrêter d’un coup tout un tas de militantes féministes et socialistes, cette « peur rouge ».

Ces humiliants séjours carcéraux seront séparés par une courte expérience d’infirmière durant la Grande Guerre, dont le seul but était d’apaiser sa culpabilité : à quoi servent les études et les manifestations ? Les vrais pauvres, eux, souffrent pour vrai, et ils ont besoin de soins.

Cette année fut surtout une période d’exploration, il lui fallait errer ailleurs, retourner à l’écriture. Les maigres contrats dans des journaux socialistes l’inspirent peu, mais cette expérience donnera naissance au projet de sa vie, qui fera d’elle celle dont on se souvient encore aujourd’hui.

Elle ne savait pas qu’elle savait

Dorothy veut lutter, mais pourquoi lutter contre la foi ? Rien à faire, l’Évangile est trop important pour elle, le déni n’est plus possible.

Elle combine alors amour de Dieu et militantisme : en 1933, elle fonde avec Peter Maurin le Catholic worker, à la fois un journal ouvertement anticapitaliste, antifasciste, et un mouvement envers les infortunés.

Ses principes sont l’expérimentation, la responsabilité personnelle, l’hospitalité, la formation intellectuelle, l’autonomie des membres dans une unité de groupe et la pauvreté franciscaine : la lutte contre la pauvreté n’empêche pas Dorothy Day et les membres du mouvement de privilégier un lien viscéral à la nature et de se méfier des luxes ostentatoires.

Cette période importante aurait pu n’être qu’un souffle, une furtive utopie de rêveuse. Que dire par exemple des premières expériences de fermes communes, qui se sont heurtées à la réalité du manque d’organisation et de discipline ?

C’est le cas de le dire, critiquer le système capitaliste ne fait pas de soi un bon gestionnaire… Et nous, Dorothy, aurions-nous abandonné ? Il n’était pas question pour Dorothy Day de revenir dans les rangs, de céder au salariat, ou de devenir la typique ménagère dont personne ne parle. Ne l’oublions pas, l’expérimentation est un principe de vie, alors il faut toujours lutter.

Et pas que des luttes faciles ! Aurions-nous accepté, comme toi, Dorothy, de défendre ouvertement les Noirs, deux décennies avant un certain Martin Luther King ? Ou aurions-nous abandonné devant le danger, le défi, la tendance des masses indifférentes ?

Dorothy n’appelle pas pour autant à une prise des armes, mais plutôt, elle se réclame de la désobéissance civile pacifique de Gandhi.

En 1942, elle décrit dans son journal un incident au Missouri, au cours duquel un Noir fut tiré, trainé dans les rues puis brulé vif par une foule avant d’être abandonné là : pourquoi serait-il normal pour les Noirs de prendre les armes pour venger Pearl Harbor, mais pas pour ce type d’attaque, monnaie courante dans le sud des États-Unis à l’époque ? Dorothy n’appelle pas pour autant à une prise des armes, mais plutôt, elle se réclame de la désobéissance civile pacifique de Gandhi.


Catholic worker

L’œuvre de Dorothy Day, dont quatre livres et des centaines d’articles, est accessible en anglais gratuitement sur le site Web du Catholic worker movement.


Soyons réalistes : la nomenclature des actions et prises de position de son association est telle qu’il serait ridicule de tenter de les résumer ici. N’empêche, il existe aujourd’hui 204 fermes communes aux États-Unis, qui sont à la fois inspirées et reliées au mouvement Catholic worker.

Comme quoi, avec de la patience, de l’inspiration, un peu de pluie et de soleil… On compte également 174 communities dans ce grand pays, et 29 à l’international, dont au Canada. Toutes indépendantes, sans siège social, conformément à l’idée anarchiste socialiste.

Ces communities ont toutes des missions différentes selon le contexte, mais dans chacune d’entre elles, on aide les plus démunis et on conteste les politiques inéquitables : on pouvait même les voir lors du mouvement Occupy Wall Street

À ce jour, le journal est toujours en vente. Le prix est le même qu’à l’origine, soit un cent.

La foi par Dostoïevski

Tous ceux qui en ont déjà fait l’expérience le confirmeront : lire Dostoïevski nous fait apprendre ce qu’est la solitude.

D’abord, les œuvres de ce grand auteur du 19e siècle exigent du temps, ce qui fait de cette lecture une véritable méditation. Traversez Les frères Karamazov, par exemple… Ensuite, ses écrits constituent une profonde et grandiose spéléologie de l’âme humaine. On ne peut sortir indemne d’un périple au travers de Crime et châtiment ou des Carnets du sous-sol.

Avec Dostoïevski, Dorothy Day comprend mieux deux choses : les Hommes et la souffrance. Les personnages du romancier sont angoissés, torturés, le doute fait d’eux des êtres exsangues, mais ils retrouvent la foi, car c’est tout ce qu’il leur reste.

C’est l’auteur russe qui la ramène vers le Nouveau Testament, nous révèle-t-elle dans La longue solitude :

Il m’était impossible d’écouter Sonia lire l’évangile à Raskolnikov dans Crime et châtiment sans revenir au texte avec amour. De même, il m’était impossible de lire le passage de L’idiot dans lequel Hippolyte renonce à sa vie de déchéance et de méfiance envers Dieu, sans être rempli d’un immense sentiment de gratitude envers Dieu pour le don de la vie qu’il m’avait fait, et d’un désir d’y répondre.

Voilà à quoi servent le doute, la solitude. Prendre un moment de recul, puis faire le choix qu’il faut. Le retrait de la vie publique mouvementée, voire chronométrée, a ceci d’important qu’il permet de penser au juste.

N’est-ce pas la lecture des Frères Karamazov qui a incité Dorothy à se faire infirmière ? Elle nous confie que « le père Zozime parle de façon élogieuse de cet amour pour Dieu qui se traduit en amour du prochain. L’histoire de sa conversion à l’amour est émouvante, et ce roman a eu ensuite beaucoup d’influence sur ma vie ».

Je me rappelle certains livres, quelques-uns récents, d’autres de ma jeunesse ; le lecteur de cette chronique aura les siens, et oui, je le crois, comme Dorothy : un retrait pour la patiente lecture, un autre pour la lente écriture, tout cela n’est qu’un élan calculé pour une meilleure action sociale.


Patrick Ducharme

Patrick Ducharme est sociologue de formation. Il enseigne au niveau collégial dans la région de Québec depuis 2010, tant en Sciences humaines qu’en Soins infirmiers et en Travail social. Il est père de deux enfants, et fier de l’être.