L’heure de notre mort

Le grand écrivain israélien David Grossman vient de publier dans Libération un article remarquable intitulé Questions pour temps d’épidémie dans lequel il constate que la pandémie sévissant actuellement dans le monde entier a rendu la mort « très tangible ». On est en droit d’espérer qu’il en restera quelque chose de salutaire et qu’on saura reconnaitre par la suite encore mieux la grandeur des soins palliatifs proprement dits en leur respect authentique de tout être humain à l’heure de sa mort.

Le point d’orgue

Cela dit, le dernier acte de notre humaine vie est la mort, instant final qui détermine tout ce qui a précédé, ainsi que le veut le proverbe « tout est bien qui finit bien ». C’est l’achèvement en bien ou en mal que figurent le dénouement d’un drame ou les ultimes notes d’une mélodie. Notre dernier maintenant, à chacune et à chacun de nous, pourrait, on le voit, s’avérer le plus important de notre vie, comme l’a fait ressortir brillamment Tolstoï dans La mort d’Ivan Illich.

Les mortels n’ont pas moins de soin d’ensevelir les pensées de la mort que d’enterrer les morts mêmes.

Bossuet

Hans-Georg Gadamer a su démontrer avec bonheur à quel point notre expérience du « tout à coup », du « soudain », de l’exaiphnês platonicien, peut nous aider à entrevoir un ultime « maintenant » lumineux où nous pourrions encore aimer Dieu, tout regretter, tout pardonner en notre for intérieur. 

« Les mortels n’ont pas moins de soin d’ensevelir les pensées de la mort que d’enterrer les morts mêmes », observait déjà Bossuet. La culture ambiante semble s’être efforcée de banaliser encore davantage aujourd’hui la mort, comme si on croyait savoir désormais tout sur ce mystère, sous l’empire d’une ignorance s’ignorant soi-même, que Platon qualifiait pour cette raison de « double ignorance ».

N’aurait-on pas assez médité le célèbre soliloque de Hamlet, « To be, or not to be : that is the question », voire Levinas sur l’angoisse non pas de mourir mais, bien plutôt, « de ne pas mourir » que met en évidence Hamlet ? 

Maintenant et à l’heure de notre mort

Nunc et in hora mortis nostrae. Chaque Ave Maria culmine ainsi sur une demande à la Vierge Marie de prier pour nous pécheurs avec ces deux références au temps, et un accent marqué sur l’heure de notre mort. Pourquoi donc ?

Nos vies s’étendent entre deux « maintenant » : le premier et le dernier, tous deux uniques, celui de notre commencement et celui de notre fin, alors que chaque maintenant situé entre ceux-là est toujours autre, puis autre et ainsi de suite jour et nuit, tout au long du fleuve de la vie. Si nous vivons de la sorte toujours dans un maintenant, ce dernier n’est toutefois jamais le même. C’est par conséquent de prier sans cesse pour nous que nous implorons Marie.

Qui plus est, il existe cependant un maintenant qui est toujours le même : c’est celui de l’éternité. Cette dernière est forcément déjà présente, ne connaissant par définition ni commencement ni fin.

Une illustration classique peut aider à se figurer cette simultanéité du temps et de l’éternité. Il s’agit du cercle, qui se définit comme une figure dont tous les points sont également distants d’un point commun appelé centre. Il est en effet facile de se figurer la circonférence du cercle en mouvement (à l’instar du temps) autour de ce point (par définition indivisible, représentant ici l’éternité).

Le « maintenant » de la prière de Marie doit dès lors s’entendre aussi en un sens infiniment plus profond encore, comme éternel.


Thomas De Koninck

Philosophe et professeur associé à l’Université Laval, Thomas De Koninck a pour mandat, au Verbe, de conjuguer la philosophie et la théologie avec le monde actuel. Ses paroles de sagesse sont comme des étincelles qui allument le désir de réfléchir aux questions ultimes au-delà du prêt-à-penser du siècle.