YOLO
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Courir après le temps: du YOLO à l’éternité

Le regretté Dédé Fortin des Colocs chantait: « La vie c’est court, mais c’est long des p’tits bouttes ». Et même quand l’espérance de vie augmente, on trouve que « ça va vite ». Tout s’accélère, tout bouge. S’il faut tant planifier, c’est que le futur n’est jamais loin. Une chose est sûre : le monde moderne a changé notre rapport au temps.

Mais comment ce changement a-t-il pu se produire ? Les jours et les nuits se succèdent pourtant comme avant ; ma montre ne va pas plus vite que les cadrans solaires de l’Égypte antique.

Intrigant, non ? En cherchant des explications, on se rend compte que le christianisme, ici comme ailleurs, a eu un rôle à jouer.

C’est que la notion du temps se transforme effectivement à la suite de l’annonce chrétienne de la fin du monde et du Jugement dernier.

Dans les premiers siècles, on attendait le retour imminent du Christ. Cela rendait l’avenir non seulement incertain, mais presque inexistant, et donnait une importance immense au présent : c’étaient notre attitude et nos gestes présents qui devaient assurer notre salut éternel.

Le temps très court du présent était relativisé par le temps très long de la vie éternelle et l’incertitude du futur.

S’installer ici-bas

Autour de la Renaissance, de profondes mutations s’opèrent. Déjà 15 siècles, et le Christ n’est toujours pas revenu ! Qu’à cela ne tienne !

Certains voudront alors rapprocher le futur du présent : c’est le cas de Luther, qui affirmait que son œuvre de réforme allait devancer le Jugement dernier.

D’autres ont eu la réaction inverse. « Tant qu’à attendre si longtemps, se sont-ils dit, autant s’installer confortablement ! » C’est le début de la modernité, où une grande masse d’hommes et de femmes détournent leur regard du ciel pour se rendre maitres et possesseurs de la nature et œuvrer à leur salut terrestre.  

De cette attitude découle un personnage singulier, encore inconnu dans l’histoire : le bourgeois.

Un philosophe des Lumières a décrit le bourgeois d’une façon particulièrement efficace :

«Il jette souvent des regards très justes sur le futur mais, semblable au rêveur, il est incapable d’attendre le futur. Il voudrait que celui-ci advienne plus rapidement et en être l’accélérateur… Car quel avantage en tire-t-il, quand ce qu’il tient pour le meilleur ne le devient pas précisément de son vivant ? »

(Gotthold Ephraim Lessing, L’éducation du genre humain

La modernité et la diffusion de la philosophie des Lumières transforment en effet l’attente du Royaume des Cieux en attente du Paradis sur Terre. Mais pourquoi attendre ce qu’on peut faire advenir par nous-mêmes ? Débute alors la course effrénée du bourgeois vers la satisfaction temporelle.

Le bourgeois force le présent dans le futur, mais par le fait même, n’a plus le temps ! Il ne vit plus le présent, car le présent est toujours jugé en fonction du progrès, et donc du futur. La prophétie est définitivement remplacée par le pronostic.

Du YOLO au kairos

Aujourd’hui, malgré les appels à « vivre le moment présent », les tatouages « YOLO » et « Carpe Diem » qui font fureur et la simplicité volontaire, il est encore très difficile pour nous de rattraper le temps qui nous échappe, ou plutôt d’échapper à ce temps accéléré.

Car voilà bien la clé de notre notion du temps : la différence entre notre expérience vécue et l’horizon de notre attente. Pour avoir plus de temps, il faut donc soit élargir notre expérience présente en l’ancrant dans un passé plus lointain, soit éloigner notre horizon d’attente plus avant dans le futur.

Est-ce qu’il faut alors vivre le présent en fonction du passé et mépriser le futur ? Surtout pas. Est-ce qu’il faut redevenir des prophètes de la fin du monde et vivre le présent seulement en fonction du futur ? Non plus, bien sûr.

Dilemme.

Pour s’en sortir, on peut faire appel à une autre dimension du temps : le kairos, c’est-à-dire « l’occasion », le « bon moment ». L’idée apparait d’abord chez les philosophes grecs. Le kairos est un temps qui convient particulièrement à tous ceux qui cherchent le bien, au-delà des attentes et des nostalgies.

Ce qui est significatif avec le temps du kairos, c’est qu’il n’est ni passé, ni présent, ni futur.

« L’occasion » n’est pas dans le passé, car elle disparait simplement si on ne la saisit pas. Mais même si on la saisit, l’occasion ne fait pas partie du présent, car elle s’efface pour laisser place à autre chose. Elle n’est pas non plus future, car elle se manifeste seulement dans le concours infini et imprévisible de circonstances.

Où est-elle alors ? Précisément, « l’occasion » n’est pas vraiment dans le temps. Or la seule chose qui ne soit pas dans le temps est l’éternité.

Rattraper le temps

Voici le remède à notre manque de temps : ne pas vivre dans le temps, vivre dans l’éternité.

Vivre dans l’éternité, ce n’est pas vivre dans le futur, ni dans les nuages. Ce n’est pas non plus vivre « l’instant présent », ce qui mène trop souvent à l’hédonisme.

Or la seule chose qui ne soit pas dans le temps est l’éternité.

C’est plutôt vivre « l’instant d’après ». C’est être attentif à ce qui existe autour de nous et accueillir à tout instant l’occasion qui surviendra de faire le bien. Ce qui exige parfois de perdre son temps.

C’est en effet l’idéologie moderne du progrès infini qui se situe dans les nuages, car il occulte le présent concret au profit d’un avenir abstrait. Comme l’écrivait la philosophe Hannah Arendt à propos des dictateurs totalitaires modernes:

« En comparaison de leur immatérialisme, un moine chrétien semble absorbé dans les affaires de ce monde »

(Les origines du totalitarisme, 3e partie).

Ainsi, le chrétien n’est pas seulement celui qui attend (le Royaume des Cieux), mais aussi celui qui se veut dès maintenant en contact avec l’éternité, et donc avec Dieu.

Rattraper le temps, c’est attendre la manifestation du Bien, attendre l’inspiration du Beau, attendre la main tendue de Dieu, et les saisir.

C’est la différence entre l’espérance de vie et la vie de l’espérance.

Maxime Huot-Couture

Maxime œuvre en développement communautaire dans la région de Québec. Il a complété des études supérieures en science politique et en philosophie, en plus de stages à l'Assemblée nationale et à l'Institut Cardus (Ontario). Il siège sur notre conseil éditorial.