Église catholique ukrainienne
L'église catholique ukrainienne de Lourdes. Photo : Patrice Bon / Wikimedia Commons.

Phylétisme dans l’Église catholique : peut-on se passer du solennel commandement ?

Un texte de Pascal Étienne Bastien

Dans la tradition byzantine, la myriade de lectures de la Vigile pascale culmine avec ces paroles de notre Seigneur : « Allez ! De toutes les nations faites des disciples : baptisez-les au nom du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit, apprenez-leur à observer tout ce que je vous ai commandé. » (Matthieu 28 : 19-20) Lors de la Divine Liturgie du matin de Pâques, suivant une coutume évocatrice de la Pentecôte et transcendant toute frontière humaine, le prologue de l’Évangile de saint Jean est proclamé dans une multitude de langues. Catéchiste par excellence, la liturgie souligne ici que la Résurrection et le caractère missionnaire de l’Église sont intrinsèquement liés. L’Église est missionnaire par nature1.

L’Église gréco-catholique ukrainienne (EGCU) est l’une des 24 Églises particulières qui, selon les mots de Lumen Gentium2, offrent un témoignage rayonnant de « la catholicité de l’Église indivise », ayant « reçu le solennel commandement du Christ d’annoncer la vérité du salut (…) jusqu’aux extrémités de la terre. » L’EGCU est en réalité la deuxième plus grande Église sui iuris après l’Église latine, et l’Église catholique orientale comptant le plus grand nombre de fidèles. Comme toutes les Églises orientales, elle est profondément marquée par son patrimoine culturel : elle porte les admirables marques de la Rus’ de Kiev, transformée par la foi chrétienne, via un processus d’inculturation. Depuis l’âge apostolique, partout où l’Évangile a été prêché à de nouveaux peuples, elle a dû s’enraciner dans la culture. Les Actes des Apôtres signalent l’attention que porte saint Paul au dieu inconnu des Athéniens, ainsi qu’aux écrits des philosophes stoïciens (Actes 17 : 23-28). Il y a bel et bien une place pour la spécificité culturelle ou ethnique au sein de l’Église, pourvu que celle-ci demeure au service de l’Évangile. Les Églises orientales, solidement ancrées dans la foi par un passé souvent débordant de martyrs, illustrent ce caractère ethnoculturel distinct et chérissent des traditions particulières de théologie, de liturgie, de spiritualité et de droit canon 3.

La raison d’être de cette inculturation est multiple mais, comme l’indique Redemptoris Missio4, son objectif principal est de faciliter le rôle missionnaire de l’Église. Il est donc déconcertant que l’inculturation, pourtant bonne en soi, puisse devenir un frein à l’esprit missionnaire. On en vient à se demander si l’Église peut tomber sous la coupe du phylétisme, une vision déformée selon laquelle la mission d’une Église particulière s’attache « au destin d’une seule nation ou d’une seule race »5 et non pas du monde entier.

Le phylétisme a été déclaré hérésie lors du synode panorthodoxe de Constantinople en 1872, ce qui met en relief un problème central du monde orthodoxe moderne, tant dans les territoires historiquement orthodoxes que dans le Nouveau Monde. Les fortes tensions qui ont malheureusement secoué les patriarcats de Moscou et de Constantinople au cours des dernières années en fournissent une preuve sans équivoque. 

Les catholiques ont peut-être l’impression d’être prémunis contre cette erreur. En un sens, en effet, l’Église catholique peut être décrite comme une « communauté plus large que le plus grand état-nation, plus pluraliste que toute autre culture au monde » 6. Cela n’est possible que parce que le Christ « a voulu créer en lui un seul Homme nouveau » et qu’au sein de cette nouvelle humanité, par le baptême, nous sommes « membres de la famille de Dieu (…) et la pierre angulaire, c’est le Christ Jésus lui-même. » (Éphésiens 2 : 11-22)

Il est difficile de percevoir toutes les ramifications de cet enseignement. Assurément, il s’agit là d’un enseignement difficile pour ceux qui adhèrent à un certain exclusivisme ethnique, fréquent chez les peuples persécutés, notamment les Ukrainiens persécutés. Même en plein bouleversement ethnopolitique, il est essentiel de rappeler que « l’Église catholique ukrainienne » ne peut jamais signifier « l’Église catholique pour les Ukrainiens » — car dès lors qu’elle serait réellement « pour les Ukrainiens », elle se trouverait à ignorer le solennel commandement et cesserait d’être une Église, à fortiori catholique. 

Les descendants de saints Vladimir et Olga ne sont pas les seules victimes de cette méprise. L’Annuario Pontificio, l’annuaire publié par le Saint-Siège faisant état de tous les diocèses et évêques catholiques du monde, contient le nom de l’éparchie de l’EGCU récemment créée en France : Eparchia Sancti Vladimiri Magni in urbe Parisiensi pro Ucrainis ritus Byzantini : « Éparchie de saint Vladimir le Grand dans la ville de Paris pour les Ukrainiens de rite byzantin ». Deux mots de cette appellation — pro Ucrainis — sont particulièrement problématiques et nuisibles à l’esprit missionnaire. Pareille appellation a un effet contraignant sur la mission de l’EGCU en France parce qu’elle donne à penser que les hommes et les femmes de toutes les nations vivant sur le sol français n’ont pas à être servis et évangélisés, mais seulement ceux de nationalité ukrainienne. Un tel nom entrave les efforts de l’EGCU en France visant à transmettre la foi aux enfants : par suite de leur intégration à la société française, ceux-ci sont nécessairement voués à se distancer d’une Église voulue seulement pour les Ukrainiens. Une telle appellation réjouit ceux qui, dans la hiérarchie, ne souhaitent pas dépasser leur zone de confort linguistique ou culturel. Plus fondamentalement, elle donne satisfaction à ceux pour qui « le sang du tribalisme coule plus profondément que l’eau du baptême »7.

On s’attendrait à une cohérence interne dans la nomenclature des diocèses et des éparchies de l’Église catholique. Et pourtant, on est obligé de noter que les diocèses latins dans le territoire traditionnel de l’EGCU, comme l’archidiocèse de Lviv, ne sont pas définis comme étant pro Latinis mais Latinorum. Le génitif indique à laquelle des Églises sui iuris le diocèse appartient, mais évite de limiter sa portée et son activité missionnaire.

Dans la lettre du pape François adressée à l’archevêque-majeur Sviatoslav Chevtchouk à l’occasion des funérailles de son prédécesseur, le cardinal Lubomyr Husar, on trouve de nombreuses allusions ethniques. La lettre conclut sur ces mots : « Sur vous tous, bien-aimés ukrainiens, dans la patrie et dans la diaspora, j’invoque une abondance de bénédictions célestes » 8. Cela peut-il être le langage de l’Église ? Est-ce que les fidèles de l’Église de Kiev peuvent être décrits comme « bien-aimés Ukrainiens » ? En empruntant, au sein de l’Église, la notion séculière de « diaspora », ne donne-t-on pas à penser que les fidèles catholiques orientaux ne sont pas chez eux en dehors des frontières ancestrales, et ne représentent pas l’Église locale, capables de ministère partout où ils se trouvent ? 9 Aussi sincères que puissent être ces paroles, leur résultat est de confiner les catholiques orientaux dans un ghetto ethnique.

L’heure est venue pour l’Église catholique de condamner sans ambages le phylétisme. En soulignant les dangers de cette hérésie qui vise à fusionner Église et nation, non seulement serons-nous en mesure d’apporter des corrections à l’Annuario Pontificio, mais nous soutiendrons les efforts visant à redonner à l’évangélisation sa place centrale dans la vie chrétienne des laïques et du clergé. Notre sens de l’identité chrétienne doit être restauré à la lumière des Saintes Écritures. L’épitre aux Éphésiens et l’épitre à Diognète, 10 sont sans ambigüité : « Les chrétiens ne se distinguent des autres hommes ni par le pays, ni par le langage, ni par les coutumes (…). Toute terre étrangère leur est une patrie, et toute patrie leur est une terre étrangère ».

Si nous faisons nôtres les espoirs d’Orientalium Ecclesiarum, à savoir « que [les Églises orientales] soient florissantes et accomplissent avec une vigueur apostolique renouvelée la mission qui leur incombe », alors nous nous réjouirons à ces mots de sa béatitude Sviatoslav, primat de l’EGCU : « L’Église gréco-catholique ukrainienne n’est pas une Église constituée uniquement d’Ukrainiens de souche (…). C’est une Église qui provient du peuple ukrainien, mais c’est une Église qui est pour l’humanité entière. » 11. Prions pour que ce même message résonne depuis les sièges de Baghdad, d’Ernakulam, d’Alexandrie, de Prešov et, ultimement, dans le cœur de tous les fidèles chrétiens. Prions pour qu’il reçoive l’appui du Saint-Siège. Prions pour cette nouvelle évangélisation, qui est nécessaire parce que le Christ « a voulu créer en lui un seul Homme nouveau ».



Pascal Étienne Bastien est médecin à Ottawa et maitre de conférence à l’Université de Toronto et à l’Université d’Ottawa. Il est marié et père de trois jeunes enfants. Il fait partie de l’EGCU. Il est associé à l’Institut du métropolite André Sheptytsky d’études chrétiennes orientales.

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