Américains liberté
Photo : Ferdinand Stöhr / Unsplash.

Sommes-nous plus que jamais Américains ?

Tous les empires sont mortels, mais les Américains n’ont pas encore commencé leur déclin tant espéré et prophétisé, estime l’essayiste québécois Mathieu Bélisle. Dans son dernier ouvrage L’Empire invisible paru aux éditions Leméac, Bélisle défend l’hypothèse de la poursuite d’une Amérique dont la puissance ne serait plus tant politique et militaire que culturelle et surtout virtuelle, ce que permet toutefois une même économie forte. 

Autrement dit, la puissance de ce pays de 330 millions d’âmes serait devenue plus informatique que géopolitique. Dans cette nouvelle dynamique, les interventions armées ne seraient même plus nécessaires pour assurer la diffusion des idées de l’empire : à quoi bon lâcher des bombes sur des peuples baignant déjà dans votre propre imaginaire ?

Un monde immatériel : des États-Unis partout et nulle part 

Constat qui décevra sans doute les tempéraments antiaméricains, le pouvoir des États-Unis ne serait donc pas moins grand, mais différent. C’est dans le processus de dématérialisation du monde renforcé par la pandémie de Covid-19 que la puissance américaine se déploierait le plus intensément. 

Même avant le début de la crise du coronavirus, tout était déjà en place pour assurer la continuité de ce monde façonné par le génie californien : outils de communication permettant le télétravail, commandes en ligne, réseaux sociaux diminuant le sentiment de solitude, etc. 

Mathieu Bélisle considère que les Américains ont mené la mondialisation à terme en abolissant les dernières frontières temporelles et géographiques. Dans le contexte actuel, les avions sont pour la plupart maintenus au sol avec leurs passagers potentiels, mais les réseaux sociaux compenseraient notre immobilité en nous liant en permanence à l’humanité entière. Nous n’aurions jamais été aussi mondialisés que depuis que nous resterions collés chez nous devant notre écran.

L’empire américain promeut à la fois son expansion et sa propre destruction, abritant et propulsant des forces politiques qui lui sont hostiles, mais qui participent tout de même de sa démesure.

Tout se serait passé comme si Mark Zuckerberg, le grand patron de Facebook, avait poursuivi l’œuvre du Commodore Perry sans même s’en apercevoir. En 1853, cet officier de la marine américaine entrait dans la baie de Tokyo pour forcer l’ouverture commerciale et diplomatique du Japon au nom de Washington, ce qu’il finira par obtenir avec la fin du shogounat sur l’archipel. 

« [Grâce] aux réseaux qu’elle déploie sur le monde, au GAFAM et à ses clones, et à tant d’autres forces qui contribuent à recouvrir la planète entière d’une vaste nébuleuse infonuagique, l’Amérique est en train d’abolir les dernières frontières qui lui résistent, de faire du monde un espace disponible, entièrement offert à sa force d’initiative », écrit l’auteur de Bienvenue au pays de la vie ordinaire (2017).

« Le progressisme sera américain ou ne sera pas »

L’empire américain n’a pas encore dit son dernier mot, mais son emprise n’est pas à sens unique. Le paradoxe de l’Amérique est qu’elle travaille à la fois pour elle-même et contre elle-même, par exemple en abritant tous les fantasmes complotistes voyant dans son propre État central une source inépuisable de corruption.

Selon Bélisle, en ce sens, le 11 septembre 2001 symbolise moins le déclin de l’Empire américain que le point de départ du mouvement complotiste dans le monde, courant entre la réalité et la fiction, et dont l’influence se fait de plus en plus ressentir au Québec

L’empire américain promeut à la fois son expansion et sa propre destruction, abritant et propulsant des forces politiques qui lui sont hostiles, mais qui participent tout de même de sa démesure. C’est ainsi que la gauche décoloniale américaine peut imposer partout dans le monde une vision univoque de la diversité, et sans y voir la moindre contradiction. Le progressisme sera américain ou il ne sera pas. 

Un livre stimulant

L’Amérique serait en fait passée de la verticalité à l’horizontalité : son succès tient aujourd’hui beaucoup moins au rayonnement de son État qu’à celui d’entreprises comme Facebook et Google, dont les intérêts et la vision du monde peuvent dans les faits s’entrechoquer avec ceux de la Maison-Blanche.

Si Mathieu Bélisle signe l’un des meilleurs essais québécois de l’année, il se laisse quelquefois aller à des surinterprétations pour le moins étonnantes qui semblent dues à sa tendance à lire l’actualité comme une œuvre littéraire à décoder, ce qu’elle ne peut pas être. Déformation professionnelle de la part d’un professeur de littérature ? 

Par exemple, on trouve un lien entre les attentats du 11 septembre et la pandémie de Covid-19 aux États-Unis, où les complotistes auraient favorisé une plus rapide contagion, alors que le Mexique et le Brésil n’ont pas du tout fait mieux et sans tremper dans le même univers. Ou encore, l’auteur suggère que les tours jumelles symbolisaient la possibilité d’un dialogue entre le capitalisme et le socialisme et que leur effondrement marquait l’entrée dans un monde unipolaire. Vraiment ?

Quoi qu’il en soit, un livre stimulant dans un climat qui l’est beaucoup moins. 


Jérôme Blanchet-Gravel

Jérôme est essayiste, journaliste et chroniqueur. Spécialiste des idéologies, il est l'auteur de quelques essais et collabore à plusieurs médias, au Québec et en France. Son dernier livre, la Face cachée du multiculturalisme, a été publié en 2018 aux Éditions du Cerf.